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Critique de oblo


S'il y a bien, dans ce roman, une trinité, celle-ci n'est pas sainte. Au centre se trouve Dora Suarez ; à ses côtés, le flic et le tueur. La victime, son ange gardien, son démon. Présenté par son auteur comme un roman en deuil, J'étais Dora Suarez décline en vérité le roman noir sous le jour d'une humanité vue au travers du prisme de la religiosité chrétienne. Dans cette ambiance glauque à souhait, le lecteur ne surnage que grâce à une narration rythmée par les changements de registre et par une résolution de l'affaire aussi rapide que l'est la descente aux enfers que représente ce roman.

Sans en faire la liste, il paraît évident que J'étais Dora Suarez possède tous les codes du roman noir : un crime pour prétexte, une plongée dans les bas-fonds d'une capitale britannique pourtant très brillante, l'exploration d'une faune menaçante et attirante à la fois et des thèmes tabous comme la maladie, la folie et la sexualité. Notre guide est un policier que son unité, l'A14, rappelle auprès d'elle après avoir écarté ledit flic pour mauvais comportements dans le passé. Exigeant dans son travail, il assume d'avoir renoncé aux avancements que la carrière, d'habitude, procure, pour continuer à danser avec le Mal et, surtout, redonner dignité aux victimes. Il y a en lui quelque chose du justicier qui, ne se contentant pas d'appliquer ou de faire respecter la loi, a fait profondément sienne la devise de protéger les plus faibles. C'est, on le verra, une façon d'avancer lui aussi vers la rédemption et vers son humanité perdue. Peu de bonnes gens dans ce Londres mal famé : hormis l'inspecteur Stevenson, avec lequel le narrateur est amené à travailler, il y a peu à attendre des hommes, y compris des flics eux-mêmes, que la seule crainte de la vague médiatique fait agir pour retrouver le meurtrier de Dora Suarez. Quant à la pourriture humaine, Robin Cook en décrit ici plusieurs couches, de la plus superficielle (la recherche obstinée du gain) jusqu'à la plus profonde, la plus terrifiante (le plaisir dans la mise à mort). Gardons-nous du qualificatif de monstres : ce ne sont là que des hommes.

Un roman en deuil, annonce le titre du livre. Il est vrai que, pour le narrateur, Dora Suarez n'est pas qu'une victime. C'est un symbole tout entier des victimes de ce monde, et c'est pour cela que le narrateur développe pour elle un sentiment presque amoureux. Massacrée à la hache, outragée dans son état de cadavre par le tueur, celui-ci n'a pas enlevé que la vie à Dora Suarez : il lui a aussi pris sa liberté, car Dora était malade du SIDA, en phase terminale, et voulait abréger sa vie le soir où elle fut tuée. À travers elle, c'est aussi sa propre fille, tuée par son ex compagne, que le narrateur veut rétroactivement protéger et aimer : l'enquête devient alors chemin de rédemption.

La thématique religieuse semble particulièrement prégnante dans ce roman, et ce de plusieurs façons. le premier thème est celui de la rédemption, bien-sûr, que le narrateur cherche à offrir à Dora en lui redonnant sa dignité - en arrêtant le coupable et en la réhabilitant en tant que femme - et à retrouver lui-même. D'autre part, la thématique sexuelle - notamment à travers les activités glauques du Parallel, un club privé et sélect sur la piste duquel seront mis les inspecteurs grâce au meurtre de Félix Roatta, copropriétaire du club et assassiné la même nuit que Dora - rappelle celle du pêché originel. le Mal, dans le roman, vient du sexe, qui cause les maladies - ainsi le SIDA - et pousse aussi aux perversions les plus diverses - on apprendra le rôle joué par des rats dans ce club - dont Dora, comme d'autres femmes et en cette qualité, justement, est victime. C'est dans les muqueuses tant désirées qu'apparaît, sur le cadavre de Dora, les stigmates les plus terribles de la maladie. Quant au tueur, sa folie à des origines sexuelles bien établies, car tout viril qu'il soit, l'homme n'est pas toujours maître de l'ensemble de son anatomie. C'est pour punir son membre que le tueur s'inflige d'affreuses punitions ; c'est pour être admiré dans sa plus cruelle nudité qu'il tue et mutile ses victimes, jusqu'à les décapiter.

Enfin, il est difficile de ne pas voir, dans les dernières pages, l'acte de Stevenson comme celui d'un Judas, qui trahit mais révèle, ce faisant, l'essence même du combat et de la vie du narrateur, c'est-à-dire la quête d'une justice pas tant humaine qu'idéelle, absolue.

Pour autant, le narrateur n'est pas un Christ perdu à Londres. Il ne veut pas sauver l'humanité - à part en tant qu'idée - mais plutôt les hommes et les femmes en tant qu'individus, les faibles que la société broie sans vergogne. Dans ce monde de souffrance et de mort, certaines disparitions sont plus douloureuses que d'autres : ainsi celle de Dora Suarez pèse infiniment plus que celle de Félix Roatta, dont la disparition ne représente qu'un indice utile pour la résolution de l'enquête. Si Dora est si précieuse, c'est peut-être qu'elle n'est qu'une idée, justement, elle qui fut trahie par son corps et dont le corps a été massacré ; elle existe, pour le narrateur, à travers les mots de son journal intime où elle exprime tantôt sa souffrance, tantôt son soulagement d'avoir rencontré Mme Carstairs qui l'héberge la nuit du meurtre, tantôt son amour pour une âme encore plus en peine que la sienne : celle de son futur meurtrier. N'est-ce pas elle, au final, la figure christique, la grâce faite homme - ou plutôt femme -, le corps souffrant, l'âme dévouée aux autres ?

Il faudrait alors reconnaître que, sans doute, le narrateur a raison de vouloir sauver sinon la vie, du moins l'honneur de Dora Suarez. Ce monde est pourri, déshumanisé, et même ceux qui sont censés faire appliquer la loi travaillent dans un endroit qu'ils dénomment eux-mêmes l'Usine. Les hommes et les femmes sont, dans les clubs sordides et dans les commissariats, objectivés : une telle satisfait les fantasmes les plus tordus, tel autre devient un sac de frappe dans une salle d'interrogatoire (c'est d'ailleurs un point faible narratif notoire, lorsque cent pages de dialogues passent en menace de mauvais traitement ou de peines de prison pour obtenir des aveux). Si la tâche paraît immense - combattre le Mal, glorifier l'humanité -, au moins n'est-elle pas vaine. Pour combattre le Mal, il faut bien le connaître, dit le narrateur ; Robin Cook, en ce cas, est un remarquable ambassadeur.
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