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Critique de AMR_La_Pirate


Cela fait trop longtemps que je n'ai pas exhumé d'anciennes notes de lecture ou d'études… Aujourd'hui, je ressors de ma bibliothèque Rodogune de Corneille, une tragédie très sombre autour de la famille et des enjeux de pouvoir.

Corneille s'est inspiré d'une situation historique antique complexe, sur fond de conflit entre les Syriens et les Parthes, soit trois guerres consécutives auxquelles un accord matrimonial entre le fils aîné de Cléopâtre et une princesse ennemie devrait enfin mettre fin.
Dit ainsi, tout paraît assez clair, mais les tensions décrites dans la pièce sont le fruit d'évènements passés qu'il faut expliquer aux spectateurs avant de les mettre face à l'action proprement dite. C'est donc Laonice, la confidente de Cléopâtre, qui nous les expose en les racontant à son frère Timagène dès la première scène, puis un peu plus tard, dans la scène quatre.
La situation n'est pas facile à résumer… Je vais essayer de faire simple : lors de la première défaite des Syriens devant les Parthes, le roi Nicanor, époux de Cléopâtre, a été fait prisonnier, mais une fausse rumeur a fait croire à sa mort. Cléopâtre a alors épousé le frère de son mari, Antiochus, qui a usurpé le trône refusant de céder la couronne à l'un des princes légitimes. Les choses se sont encore plus compliquées après la mort d'Antiochus : la reine a appris que non seulement son premier époux n'était pas mort mais qu'il allait épouser la princesse parthe Rodogune, mariage grâce auquel il aurait gagné sa liberté ; de plus, il comptait mettre sur le trône de Syrie sa nouvelle épouse. Cléopâtre a donc tendu à Nicanor et à Rodogune une embuscade au cours de laquelle Nicanor a enfin trouvé la mort tandis que la princesse Rodogune était faite captive.
Ceci étant posé, l'intrigue de la pièce proprement dite peut commencer.

Le personnage éponyme, Rodogune, est donc le gage de la paix tant attendue.
Reste à savoir qui elle va devoir épouser… En effet, Corneille transpose dans la Syrie antique la loi salique française qui attribue la couronne au fils premier né ; seule Cléopâtre est en mesure de dire lequel des jumeaux qu'elle a eus avec Nicanor, Séleucus ou Antiochus, est l'aîné (attention aux prénoms qui se répètent…).
Cléopâtre est un personnage de mère et de reine passionnée, assoiffée de vengeance, manipulatrice, dominatrice, orgueilleuse et profondément éprise du pouvoir. Elle n'a aucun sens moral et n'aime qu'elle-même. Tout chez elle est extrême et exagéré ; son côté extraordinaire et monstrueux fait sa grandeur tragique ; ses crimes provoquent l'horreur tandis que ses victimes suscitent la compassion.
Elle voue à Rodogune une haine profonde car elle n'oublie pas l'affront subi lorsque la princesse parthe a failli la supplanter sur le trône. Il ne faut jamais perdre de vue que dans la tragédie, la vengeance est souvent considérée comme une passion noble.
Cléopâtre pourrait régner elle-même, mais elle est consciente qu'elle aura plus de pouvoir en régnant à travers une figure masculine qu'elle pourra manipuler à sa guise ; du vivant de son mari, elle considérait ses fils comme une menace et les avait tenus éloignés de sa cour et aujourd'hui, elle prolonge sa régence en tardant à désigner l'aîné.
C'est elle qui va mettre en oeuvre le fameux « choix cornélien » en imposant un cruel dilemme à ses fils : sera reconnu comme aîné celui qui acceptera d'assassiner Rodogune… Mais les deux jumeaux sont amoureux de Rodogune, tandis que la princesse est secrètement éprise de l'un des deux, et sont également horrifiés devant la cruauté de leur mère. Séleucus persuade alors Antiochus de s'en remettre au choix de Rodogune : c'est elle qui désignera le roi. Mais nouvelle situation inacceptable, Rodogune déclare qu'elle n'épousera que celui qui tuera Cléopâtre…

La suite verra le renforcement des sentiments fraternels des jumeaux et une montée en puissance du désir de vengeance de leur mère tandis que Rodogune sera partagée entre amour et sens du devoir. Nous sommes plongés dans l'intimité familiale avec tout ce qu'elle peut regorger de violence. La machinerie dramatique est très efficace avec un enchainement exponentiel de péripéties ; le retournement final est particulièrement spectaculaire.

Dans Rodogune, Corneille s'interroge sur la place des valeurs héroïques dans l'ordre politique. La violence politique conduit Cléopâtre à des actes contre-nature. le héros, Antiochus, est persécuté et, lorsqu'il accède au trône, il est dans l'incapacité de montrer sa valeur. Avant de mourir, sa mère lui rappelle qu'il doit sa couronne aux crimes qu'elle a commis et lui souhaite un héritier criminel comme elle, dans un atavisme qui ne saurait mentir.
Corneille a lui-même avoué que Rodogune est sa pièce préférée. À partir de données historiques vraisemblables, il y a ajouté « des incidents surprenants qui sont purement de [son] invention et qui n'avaient jamais été vus au théâtre ». La pièce a été jouée en 1644-45 et imprimée seulement en 1647. Elle aurait pu logiquement être intitulée Cléopâtre car Rodogune n'est que l'un des ressorts de la machination ourdie par la reine en tant qu'objet de sa haine ; la reine ne se contente pas de souffrir, elle agit et c'est sur elle que repose toute la tragédie. Cléopâtre est un personnage fascinant qui éclipse tous les autres par l'énergie mise en oeuvre pour arriver à ses fins et la maîtrise qu'elle exerce sur elle-même, quitte à en mourir.

Un réel plaisir de relecture au rythme de l'alexandrin !
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