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Critique de LaBiblidOnee


Cruelle beauté que celle de l'histoire, très actuelle, de cet intermédiaire aussi médiatisé qu'invisible : le Passeur. Censé aider à traverser clandestinement la mer pour fuir guerres ou dictatures, il représente le dernier espoir de milliers de persécutés, contraints de quitter leur terre et leurs proches dans des conditions pire que précaires. Mais cet homme, qui va les aider à marcher sur l'eau, est-il leur sauveur ? Ou une épine de plus sur leur chemin de croix, un homme extorquant leurs économies pour n'organiser que leur naufrage ?


« « J'ai fait de l'espoir mon fonds de commerce. Tant qu'il y aura des désespérés, ma plage verra débarquer des poules aux oeufs d'or. Des poules assez débiles pour rêver de jours meilleurs sur la rive d'en face. » »


Stéphanie Coste explore la question dans la peau de l'un d'eux : Seyoum. Après une nuit chargée d'alcool et de khat, contre la boule d'angoisse, de désespoir et de solitude qui l'étouffe un peu plus chaque jour, Seyoum reçoit sa dernière cargaison de migrants pour la saison. Pour engranger un max de pognon, il a un peu forcé sur le recrutement : si quelques-uns ne meurent pas dans les prochaines 24 heures, le bateau ne pourra pas tous les contenir. Alors il les parque dans sa réserve hermétique jusqu'à la nuit, sans eau ni nourriture histoire que la nature fasse son travail, baignant dans leurs excréments comme des cafards dans une boîte. Pour la der, le bateau acheté est un peu miteux mais une fois en pleine mer, ce n'est plus son affaire : il laissera le GPS à l'un de ces désespérés et rentrera peinard dans son zodiac, comme d'habitude. Faudra juste penser à retaper la coque, histoire que le bateau ne coule pas trop vite : Quand les morts reviennent s'échouer sur la côte, le garde-côte qu'on paye grassement pour fermer les yeux est sur les dents et augmente ses commissions… « Ce mec se prend pour Dieu. Il négocie même les cadavres ».


« « Une chauve-souris vampire est entrée dans ma tête, puis deux, puis vingt, et leur vol de pensées morbides se cognent sur les parois de mon cerveau en sang. » »


Seyoum n'est-il qu'un businessman insensible qui empoche le prix de la traversée, économise en achetant du matos chinois et tabasse sans sourciller les rares migrants ayant la force de se rebeller ? « Une fois que je les ai tous bien regardés et que chacun a baissé les yeux, je repose mentalement sur ma tête la couronne du roi tout-puissant de ces abrutis, et je quitte la pièce soumise. » le fait-il pour survivre ou par amour de l'argent facile? « Ma seule famille c'est le pognon. Dans ce monde y a que ça qui compte et qui te met à l'abri. » Est-il inhumain, où ce qu'il a vu et vécu l'a-t-il changé ? Lui-même s'interroge : « Je me demande quand exactement ma peur s'est transformée en résignation. A quel moment précis j'ai arrêté de me sentir humain. Je ne suis pas tout à fait une bête. Je suis une mécanique bien programmée ».


Stéphanie Coste y répond en alternant le récit de cette dernière traversée, des côtes libyennes à destination de l'Italie en 2015, avec le récit foudroyant et brutal du passé de Seyhoum (Érythrée), dans les années 90 puis 2000. Il y a de quoi perdre la raison lorsqu'on vous arrache tout, jusqu'à votre humanité. Alors elle achève de nous fait basculer dans l'horreur lorsque les deux époques se rejoignent. Preuve que le passé demeure toujours présent, tapi en chacun d'entre nous…


« « Le magma des formes entassées les unes sur les autres geint d'une seule voix épuisée, moquée par les rafales. Des bras et des jambes s'agitent dans le bordel, en quête d'espace et de respiration. Toujours les mêmes gestes inutiles entamant le processus habituel. L'asphyxie ne fait que commencer et avec elle, une fois en mer, viendront la panique, les piétinements, les affrontements, la loi du plus fort, les premiers morts balancés par-dessus bord. A ce stade, la notion d'être humain aura aussi été balancée dans les tréfonds marins. » »


Heureusement pour le lecteur, la plume sublime amortit le choc ; Paradoxalement, elle met aussi en lumière, par le contraste de beauté qu'elle apporte, l'atrocité de ce qu'elle décrit. En seulement 120 pages, elle nous livre un roman complet, addictif et puissant, sur une situation délicate dont les intrications échappent complètement aux protagonistes, pour leur plus grand malheur.


« « Un cri plus fort que le vent troue la tempête. Je vois à peine le mec tomber. Il a déjà été avalé par la mer ogresse. Puis un autre. Et combien encore ? le bateau se vide, et comble l'appétit de la mer. » »


Sombre histoire, où la plume apporte le souffle nécessaire pour lire l'indicible. Tandis que celle brute et épurée de Takiji Kobayashi dans le Bateau-Usine ne nous était d'aucun secours, nous sommes ici portés par une plume poétique comme une caresse, un baume sur les plaies profondes de ces âmes anonymes et des nôtres, martyrisées par leurs innommables et innombrables épreuves. Comme si l'auteure voulait repêcher chaque âme avec le son de ses mots. C'est dur bien sûr, mais c'est à lire. Parce que la littérature a aussi cette fonction merveilleuse de nous révéler ce qu'on ne voit pas des gens ou des situations, notamment derrière les faits divers qui nous semblent parfois trop lointains pour être incarnés et nous interpeler vraiment.


« Alors, qu'est-ce que tu décides, Seyoum ? Tu foires tout ou tu prends les choses en main ? »
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