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Citations sur Terre inhumaine (9)

Combien de fois, en exterminant des tribus entières ou en anéantissant des nations ou des républiques entières, de Novgorod sous Ivan le Terrible aux républiques de Kalmouk, de Crimée et de Tchétchénie sous Staline, en changeant le nom des fleuves ou en changeant leur système, la Russie a-t-elle condamné son propre passé au déshonneur ou à l'oubli ? Mais quelque chose a-t-il jamais changé pour le mieux dans le tissu même de ceux qui gouvernent la Russie, sont-ils devenus meilleurs, plus sympathiques, plus humains ?
(How many times, by exterminating whole tribes or wiping out whole nations or republics, from Novgorod under Ivan the Terrible to the Kalmyk, Crimean, and Chechen Republics under Stalin, by changing the names of rivers, or by changing their system, has Russia condemned its own past to dishonor or oblivion? But has anything ever changed for the better in the very fabric of those ruling Russia, have they become better, more sympathetic, more human?)
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According to Saint Teresa of Avila, the time of grace that follows a period of total spiritual drought, a “dark night of the soul,” is so out of proportion to the suffering that came before that one regrets not having suffered more to deserve such happiness.

Selon sainte Thérèse d'Avila, le temps de grâce qui suit une période de sécheresse spirituelle totale, une « nuit noire de l'âme », est tellement disproportionné par rapport à la souffrance qui l'a précédé qu'on regrette de ne pas avoir souffert davantage pour mériter une telle bonheur.
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L'écrivain russe Ivan Gontcharov, auteur d'Oblomov, a fait un voyage au Japon en 1858, dont il a parlé dans un livre intitulé La Frégate Pallas. Il y décrit une scène dont il a été témoin en Chine : un officier britannique marchait dans la rue d'une ville chinoise, attrapant langoureusement la natte de tout Chinois qui ne lui faisait pas immédiatement place et le tirant dans le caniveau. D'abord surpris, les Chinois le regardaient avec « un sourire d'indignation étouffée ». Gontcharov, qui oppose cette description dans l'un des derniers chapitres à l'idylle de fraternité entre un Cosaque et un Coréen, termine la scène avec l'Anglais et le Chinois en écrivant : « Je me demande qui ici est censé enseigner la civilisation à qui. ”

The Russian writer Ivan Goncharov, author of Oblomov, made a journey to Japan in 1858, which he wrote about in a book called The Frigate Pallas. There he describes a scene he witnessed in China: a British officer was walking down the street of a Chinese city, languidly grabbing the pigtail of any Chinese who didn’t immediately make way for him and pulling him into the gutter. At first surprised, the Chinese would gaze after him, wearing “a smile of stifled indignation.” Goncharov, who contrasts this description in one of the later chapters with the idyll of fraternity between a Cossack and a Korean, ends the scene with the Englishman and the Chinese by writing: “I wonder who here is supposed to be teaching civilization to whom.”
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( Moscou, 1942 )
Je voyais à chaque pas l'expression d'une volonté brutale et logique, je voyais des milliers de visages fermés ou hostiles, et je sentais l'infinie disproportion des forces physiques de la Pologne et de cet empire qui, depuis trois ans, avait exterminé plus de Polonais qu'au cours de toute notre histoire.
Je n'arrivais pas encore à croire que les nôtres avaient été massacrés.
Je me leurrais de l'espoir qu'ils étaient dans la région de la Kolima ou sur la Terre de François-Joseph mais je ne voyais plus quelles démarches faire pour découvrir enfin le lieu de leur détention.
Dans ces rues où le vent balayait la neige grise j'étais poursuivi sans relâche par " Le Cavalier d'Airain " de Pouchkine. Je ne m'étonnais pas que , dans la première version, le poète ait pris pour héros se son poème un Polonais exilé qui, ayant maudit le cavalier d'airain, monument élevé à Pierre le Grand, se voit poursuivi par celui-ci à travers les rues vides de la capitale des tsars.
Le jour de mon départ, je rentrai à l'hôtel transi et déprimé. Pendant ma dernière flânerie à travers la ville, j'avais été accosté par un passant qui avait appelé un agent de police afin que celui-ci contrôlât mes papiers. Un groupe de gens aux regards sournois, hostiles et impatients m'avaient entouré. Ils espéraient que mes papiers ne seraient pas en ordre et qu'ils pourraient enfin faire justice d'un espion ou d'un parachutiste ennemi. A leur grand regret j'étais en règle, et fus relâché séance tenante.
Je traversais en hâte le hall de mon hôtel assombri par les vitres peintes en bleu outremer. Comme je me dirigeais vers l'ascenseur, je croisai un vieux Juif, vêtu d'un paletot au col de fourrure jaunâtre et usé. Sa figure était ridée, ses yeux fatigués sous les paupières rougies. Il me fixa attentivement. Encore sous l'impression des mauvais regards qui venaient de m'accabler, j'accélerai le pas en passant devant lui, mais voilà que tout d'un coup j'entends ces mots dits à voix basse :
- Je vous regarde, monsieur, et j'ai envie de pleurer. Votre uniforme est bien un uniforme polonais ? Alors, vous êtes un officier polonais ?
Je lui dis que oui.
- Moi aussi je viens de Pologne, poursuivit-il. Je suis du district de Pinczow, j'y avais ma maison, à la campagne. Si seulement, avant de mourir, je pouvais revoir mon pays, je mourrais sans regret.
Il me vint alors l'idée de lui donner un exemplaire de la revue " Polska ", éditée par notre ambassade à Kuybishev. Je l'invitai à monter dans ma chambre, et nous prîmes l'ascenseur. Sans faire aucune attention au liftier, le vieil homme parlait intarissablement, comme pressé par le besoin de dire ce que jusqu'alors il n'avait pu dire à personne, comme s'il avait à reconnaître quelque faute commise envers la Pologne. Il l'avait quittée en 1915, et n'y était jamais retourné ; il l'avouait, il s'en confessait. Nous longeâmes un interminable couloir, il parlait sans arrêt.
Dans ma chambre, je luis remis la revue que j'avais laissée sur la table. En première page, il y avait une photo de la place du Château de Varsovie, complètement détruite. On apercevait, à travers les décombres et les charpentes calcinées, la colonne du roi Sigismond et, dans le lointain,les tours gothiques de la Cathédrale Saint-Jean. Le vieux Juif jeta un regard sur cette photographie, s'appuya au dossier de la chaise, baissa la tête et se mit à sangloter, Puis, il souleva la revue comme une relique, et, prenant à peine congé de moi, se retira.
- Si vous connaissez d'autres Polonais, lui dis-je, l'arrêtant au seuil de la porte, passez leur cette revue.
- Oh oui, dit-il, je connais un docteur. . .
Il sortit et subitement c'est moi qui me mis à pleurer. Après ces journées d'attente, parmi tant d'étrangers au visage haineux, après des flâneries à travers cette ville de pierre, balayée par un vent glacial, envahi par des pensées lugubres sur la Pologne étranglée et massacrée - ce pauvre Juif m'avait sauvé du doute et du désespoir.
( . . . )
Partout, je rencontre des personnes silencieuses qui semblent vouloir nous demander quelque chose. Une jeune fille vêtue d'une vieille veste en peau de mouton brodée, comme on en portait à Zakopane, les pieds enroulés dans des haillons, des cheveux d'un noir de jais encadrant un visage florentin aux traits purs et des yeux noirs trop fixes. Une femme que je croise sur la route allant au bureau : son visage fin est labouré de rides, ses cheveux gris coupés courts. Elle suit le milieu de la route, dans la boue jusqu'aux chevilles, dans un étroit, élégant fourreau bleu marine qui a pu être fait à Paris, il y a des années ; elle est chaussée d'énormes bottes soviétiques en cuir non tanné. Ses mouvements, sa svelte silhouette sont jeunes, - sa figure est celle d'une vieille femme et ses bottes sous la robe " parisienne " ont presque l'air d'un caprice d'élégante.
En passant devant les bureaux de l'état-major, j'aperçois un gendarme conduisant un gamin de quatorze ans environ. Celui-ci est tout rouge, les joues ruissellent de larmes et ses yeux gris sont effarés. Sa mère est à Semipalatinsk, son frère dans l'armée. Le père est mort dans le nord. Sa mère l'a envoyé à l'armée pour lui sauver la vie, pour le remettre en contact avec la Pologne. On l'a fait entrer à Wrewsk, où on fonde une école prémilitaire. Mis en quarantaine après son arrivée, il s'en est échappé " parce que tout le monde meurt là-bas ". Les gendarmes l'ont arrêté à son arrivée à l'état-major. Avec quelques camarades, nous arrivons à leur reprendre le gamin. Ostrowski qui est à ce moment directeur du service photographique et cinématographique de l'armée, souffrant lui-même encore des suites du scorbut, le prend sous sa protection. " Qu'on essaye seulement de toucher à ce petit ! " - Mais qu'allons-nous en faire ? Le centre de désinfection est déjà fermé et le délinquant est toujours pouilleux C'est comme cela que le typhus se répand. On ne sait où le mettre. Heureusement une femme amie de sa mère qui se trouve là par hasard l'emmène chez elle.
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( Russie, 1941 )
Voyage extraordinaire : gares pleines de monde ; partout des Polonais relâchés des prisons et des camps, en haillons, vêtus de " foufaïkis " ( veste ouatée ) en lambeaux, barbus, avec des yeux brillants et heureux, un peu grisés par la joie. Tout ce monde vient d'Arkhangelsk, de la presqu'île de Kola, de Vorkouta, etc., et se dirige vers le sud-est pour rejoindre l'armée polonaise.
( . . . )
Le 6 septembre, nous sommes continuellement arrêtés sur les voies encombrées ou dans les gares. A Inda, je vois sur le quai, une jeune fille se frayer un passage dans la foule. C'est une Polonaise typique au teint frais, au cheveux dorés sagement tirés, portant une petite blouse blanche très modeste mais fraîchement lavée et repassée. Elle se détache nettement sur le fond de cette foule en guenilles, misérable, sale, aux visages gris d'épuisement, de crasse et d'un manque de soins permanent.
Nos hommes l'entourent ; c'est la première fois depuis deux ans qu'ils voient un jeune fille de chez eux. Ils lui posent des questions d'une voix émue et pleine d'admiration, presque de vénération. Ils lui demandent d'où elle vient, ce que sont devenus ses proches. On dirait que chacun de ces hommes mendie timidement le droit de toucher ses cheveux, ses mains, comme s'ils ne pouvaient croire à la réalité de cette apparition.
( . . . )
Nous tentâmes de former des bataillons sans entraînement militaire, des bataillons de travail pour creuser des fossés. On y enrôlait les hommes les plus mal en point, ceux dont aucune unité ne voulait. Ces gens, c'est-à-dire la masse humaine qui végétait dans des conditions les plus lamentables aux alentours du camps, n'avaient même plus la force de prendre soin d'eux-mêmes. Les uns habitaient une baraque à moitié démolie et sans vitres ; les autres s'abritaient sous des tentes qu'ils arrivaient à peine à monter et qu'ils ne savaient pas entourer de fossés pour drainer l'eau et les préserver du vent. Assis par terre, ces pauvres vieux grelottaient de froid dans leurs lamentables haillons. J'en vis qui, désespérés , versaient de grosses larmes d'enfants. Il y avait parmi eux des hommes qui avaient réussi à se procurer les adresses de leurs familles et qui suppliaient qu'on leur permit d'aller les retrouver, puisqu'ils étaient eux-mêmes plutôt une charge pour l'armée. Mais des difficultés " de principe " s'élevèrent alors et la bureaucratie remporta de nombreuses victoires.
On essaya le les secourir d'une manière qui semblait réelle et humaine. Dans les environs de Totsk, il y avait un assez grand nombre de kolkhozes ; plusieurs étaient aisés mais manquaient de main-d'œuvre. En allant à Bouzoulouk, nous avions pu voir des champs de pommes de terre non récoltées et des gerbes de froment en train de pourrir. On décida donc d'envoyer les hommes les plus faibles dans les kolkhozes où le travail était plus facile. Il était évident que l'hiver approchait à grand pas et qu'il fallait normalement s'attendre dans ces régions à des froids de 30 à 40 degrés auxquels les malheureux ne pourraient pas survivre sous leurs légères tentes.
Dès que les kolkhozes des environs apprirent qu'ils pourraient trouver des ouvriers, leurs agents nous assaillirent en nous promettant monts et merveilles.
Je vois encore le départ pour la gare de deux groupes composés principalement de pauvres Juifs, vêtus de guenilles, à peine chaussés, quelques-uns appuyés sur de grands bâtons, sur des branches mortes. L'un d'eux était enroulé dans une vieille couverture ouatée. Le soir tombait et il pleuvait. On leur fit un petit discours ému, en leur disant qu'un Polonais ne devait pas seulement être un bon soldat, mais aussi un travailleur honnête et qu'on ne les considérait que comme des soldats momentanément en congé. Ils répondirent avec un élan de reconnaissance, suppliant de ne pas les oublier, de continuer à leur venir en aide ; dans ces exclamations et ces prières désordonnées, il y avait le réflexe de pauvres êtres éperdus qui voyaient dans la Pologne et les autorités polonaises leur seul espoir de salut.
Les premières nouvelles sur le sort de ces hommes ( nous en eûmes bien d'autres analogues, ensuite ) nous arrivèrent par deux d'entre eux qui, fuyant leur kolkhoze, vinrent nous retrouver. Ils nous racontèrent qu'on leur avait refusé tout logement et qu'on les faisait passer la nuit dehors sous la pluie battante. Le hangar qui leur était destiné étant rempli de blé, on les avait mis en demeure, soit de déblayer les quelques 60 tonnes qui se trouvaient là, soit de passer la nuit à la belle étoile. Or, c'était déjà l'époque des grandes pluies glaciales.
Mauvaise volonté spéciale à l'égard des Polonais ? Pas du tout - façon normale de traiter l'homme, fût-il citoyen soviétique ; gaspillage. Là-bas, on n'a pas plus de respect de la vie humaine que le respect du blé, témoin ce grand tas de grain que nous apercevions de notre wagon chaque fois que nous allions de Totsk à Bouzoulouk. Il y avait là plusieurs tonnes traînant sur le quai d'une gare, exposées à la pluie et à la neige, sous la garde d'un soldat rouge.
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L’Adieu.
Perse 1942, hôpital américain de Meched. (3)
« Raconte-moi un peu le voyage sur le radeau, Basia.
– Nous avons fait 100 kilomètres sur le radeau, jusqu’à la ville la plus proche. Il y avait encore une autre famille et il faisait un froid abominable. Quand le vent était contraire, nous ne pouvions avancer et une fois nous avons dû nous arrêter pendant trois jours. Une autre fois, nous avons cogné un tronc d’arbre et il a fallu réparer le radeau et nous sommes restés trois jours sur place. La nuit nous tâchions de trouver à coucher dans les chaumières. Papa dormait sur le radeau pour qu’on ne nous vole pas nos affaires. Cette autre famille, c’était les B… avec six enfants. C’était toute une histoire de trouver où passer la nuit parce qu’on ne nous laissait pas toujours entrer. Mais presque toujours les gens étaient bons pour nous, ils nous donnaient même des pommes de terre en robe de chambre, et de très bons champignons salés. Il y avait aussi des riches ; ceux qui ont des samovars, quand ils avaient fini de dîner, nous laissaient le samovar et nous donnaient à manger. Nous avons même passé trois jours chez des gens sans rien payer. Une fois, il y avait beaucoup de boue, et il faisait si froid et personne ne voulait nous recevoir. Ils avaient peur. C’était un petit village. Je me suis mise à pleurer parce que j’avais si froid et ma sœur aussi pleurait, alors on nous a permis d’entrer. Mais rien que nous deux avec maman. On n’a pas permis aux B… d’entrer aussi. On nous a donné tout de suite à manger et nous a couchées sur le poêle où il faisait si bon. Les autres sont retournés dormir sur le radeau et un enfant est mort de froid pendant la nuit. Après nous avons appris qu’un autre des enfants était mort plus tard.
« Quand nous sommes partis de Kotlas par le train, ma sœur est morte. Elle avait la rougeole et une pneumonie, J’étais malade aussi avec 40 degrés de fièvre et je ne savais pas qu’elle était morte. Et maintenant maman n’est plus là. »
( . . . )
Ma fièvre est tombée, je suis guéri. Il faut fermer cette courte étape de Meched. Trois ans de camps et de service militaire et, brusquement, « au bout du monde, » cette île de convalescence, au milieu des fleurs, des arbres et d’êtres foncièrement bons.
( . . . )
J’allais dans le jardin pour prendre congé de mes compagnons des jours d’hôpital. Mais je ne trouvais sur le gazon ni Lopeck avec sa coqueluche, ni Basia auxquels le docteur avait interdit de venir au jardin depuis quelques jours, les trouvant de plus en plus faibles.
Je revins donc sur mes pas et me dirigea vers la salle des enfants. Il y avait des joujoux épars sur les lits vides, le gros canari gazouillait dans sa cage. Deux lits seulement étaient occupés. Lopeck, la tête sur le poing, dormait en respirant difficilement avec son visage toujours aussi grave.
Basia était couchée près de la fenêtre. Sa mince figure assoupie, aux petites veines bleues sur un front translucide, avait une expression de souffrance. Elle avait posé ses mains menues sur la couverture. Un goutte-à-goutte, dont le contenu soutenait les forces faiblissantes de l’enfant, était suspendu au mur.
Basia gémissait doucement en dormant. Je n’osai la réveiller et je sortis de la salle sur la pointe des pieds.
Je rentrais encore dans la chambre où j’avais passé des jours presque heureux, entouré de gens qui essayaient, avec un si vif élan du cœur, de ramener à la vie et la joie les petits rescapés des Soviets.
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Deuxième partie
6. Et les Allemands ?
En septembre 1939, l’offensive s’arrêta pendant quelques jours sur la ligne de la Vistule et du Narew qui, selon les dispositions du pacte Ribbentrop-Molotov, devait constituer la frontière germano-soviétique. La plus jeune de mes sœurs se trouvait dans la propriété de nos cousins à une cinquantaine de kilomètres à l’est de cette ligne. L’Armée rouge, qui entra en action le 17 septembre, venant de l’est avait déjà atteint le district où se situait cette propriété. La rumeur publique annonçait la déportation des habitants au fin fond de la Russie, et surtout l’exécution des propriétaires de domaines. Ma sœur décida d’aller se réfugier dans l’ouest du pays, aux environs de Cracovie. Pour y réussir, il fallait passer le Narew en empruntant le pont de Pultusk, qui était déjà occupé par l’armée allemande. Sur un chariot de paysan, avec ses trois jeunes enfants, elle atteignit la rivière et attendit, espérant que les Allemands la laisseraient passer.
Les soldats allemands, dans l’euphorie du succès, entourèrent le chariot. L’un d’eux, un joli garçon blond, s’appuya sur les ridelles et se mit à questionner ma sœur d0un ton jovial : « Votre mari est sûrement un général ? Tous les Polonais sont des généraux… Il n’est pas à l’armée ?… Malade du cœur ? Bien sûr, les Polonais sont malades, ils ont peur de se battre et nous, nous nous battons tous, voilà pourquoi nous sommes victorieux, »
Ma sœur était certaine que la vie de ses enfants et la sienne dépendaient de l’autorisation de passer le pont. Elle attendit le verdict. La réponse vint, catégorique. Personne ne passerait sur le pont en direction de l’ouest.
Il y avait dans la foule des soldats un jeune officier. Il demeurait silencieux et fixait obstinément la plus jeune des filles, Élisabeth qui avait sept ans et, très effrayée, se tenait sur les genoux de sa mère, les yeux pleins de larmes, en remuant légèrement les lèvres. Elle priait. Peut-être a-t-il aussi une petite fille, peut-être nous sauvera-t-il, peut-être sera-t-il ému, pensait ma sœur. L’Allemand s’approcha brusquement du chariot : « Je n’ai pas le droit de vous laisser passer, mais je le ferai tout de même si vous me jurez quelque chose. » (Wenn Sie etwas schwören. ») Ma sœur se pencha vite par-dessus les ridelles de son chariot : « Mais naturellement, je jurerai tout ce que vous voudrez. » Peut-être a-t-il quelqu’un de cher de l’autre côté, supputait-elle, il veut que je lui promette de m’en occuper, de l’aider.
« Vous devez me jurer, dit-il en continuant de fixer la fillette, d’élever vos enfants en bon citoyens de IIIème Reich, totalement fidèles et dévoués. »
Ma sœur recula instinctivement.
« Non, cela, je ne jurerai pas.
– Zurück ! » (Arrière !)
La mère avec ses enfants dut revenir vers l’endroit d’où elle avait essayé de fuir, avec le sentiment qu’elle venait d’être condamnée.
Les choses se passèrent autrement, en fin de compte. Les Allemands ne s’arrêtèrent pas sur le Narew, mais avancèrent tandis que les bolcheviks, après avoir passé vingt-quatre heures dans la maison que ma sœur avait quittée, se retirèrent au-delà du Boug. Mais le dialogue terminé par un verdict qui semblait condamner à mort la mère et les trois enfants symbolisait le heurt de deux mondes. (1)
Combien de fois n’ai-je pas rapporté cet incident à des Polonais, des Anglais, des Juifs, des Français, et tous jugeaient le comportement de cet officier allemand monstrueux et incompréhensible. Nul d’entre nous n’avait cherché à trouver le sens, la racine profonde de sa conduite. Cet officier avait voulu, n’est-ce pas, aider la mère et les enfants, même en outrepassant ses droits, et c’est justement lui qui les avait condamnés.
Mon interlocuteur du bateau, dont les réactions à mes récits et les commentaires étaient toujours si vifs, demeura silencieux cette fois. Le lendemain, pendant que tous les passagers fêtaient le passage de la ligne et que Neptune en perruque de lin blanc et coiffé d’une couronne de papier « baptisait » les passagers que l’on précipitait dans la piscine au milieu de grands éclats de rire, mon Allemand se reposait dans un transat, entouré de livres, sur le pont absolument désert. Je m’installais à côté de lui. Il prit la parole : « J’ai beaucoup pensé à ce que vous m’avez raconté hier, cette rencontre de votre sœur… Je ne pouvais pas répondre tout de suite. Voyez-vous, cet officier, ce jeune Allemand, je veux le défendre contre vous. C’était certainement un idéaliste. Il croyait à la supériorité de sa race, il était convaincu qu’il sauvait votre sœur et qu’il lui donnait en outre quelque chose qui, à ses yeux, était plus précieux que tout. »

(1) Effectivement, quelques mois plus tard, les Soviétiques déportèrent en Russie d’Asie un million et demi d’habitants des territoires polonais qu’ils avaient occupés. Beaucoup moururent en déportation de misère et de maladie (NdT)
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L’Adieu.
Perse 1942, hôpital américain de Meched. (1)
Dès que la fièvre commença à baisser, je fus invité à descendre dans le jardin du docteur pour y passer toute la journée sur une chaise longue.
Une herbe épaisse et abondante, doublée de trèfle menu. De grands arbres aux troncs dénudés, portant une couronne de feuilles semblables à celles de l’érable, mais plus petites, plus dentelées, au revers argenté.
A l’ombre des grands arbres qui ressemblent à d’énormes bouquets, on étend un grand tapis cerise et tout autour, sur des chaises longues, les plus misérables de nos petits Polonais. Ils passent là les heures qui précèdent le déjeuner. Les plus solides reviennent aussi après la sieste. Les filles du médecin et du pasteur, qui rappellent avec leurs visages et leurs robes bleues les portraits anglais du XVIIIème, leur apportent tous les jours de petits cadeaux : des images coloriées représentant des scènes de l’Evangile et de la Bible (doucereuses et banales mais qui enchantent les enfants), du jus de tomate, du cacao, des jouets amusants. Mais les enfants sont tous tristes. On les dirait prématurément vieillis. Ils ne sourient pas, font les difficiles, acceptent les friandises avec indifférence. Certains sont tellement épuisés physiquement qu’ils refusent de manger. Ils parlent à voix basse et échangent leurs images saintes. En face de moi, est couché Lopek. Il vient d’avoir la coqueluche et une pneumonie. Il a l’air grave et renfrogné, une grosse toux le fait souffrir. A côté de lui, un petit garçon a des jambes comme des allumettes, des taches rouges sur tout le corps et la tête couverte de pommade. Je n’en ai jamais vu sourire aucun et les plus jeunes n’ont pourtant que trois ou quatre ans ! On a installé sur la chaise longue à côté de la mienne une petite fille que j’avais remarquée à ma première visite, Basia D… Le docteur en chef a de moins en moins d’espoir de la sauver. Quand il parle d’elle, il hoche la tête avec tristesse et se tait rapidement. Basia s’éteint tout doucement, refuse de manger et demande tout le temps où sont sa mère et son père dont elle n’a pas de nouvelle. Elle n’a pas plus de huit ou dix ans. Son petit visage est très maigre, très grave, sans l’ombre d’un sourire.
Je lui explique qu’il faut manger, guérir, être forte mais elle se contente de répondre : « Si maman arrivait… », sans finir la phrase, mais à son accent, je devine qu’elle dirait : « Alors je guérirais sûrement ».
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L’Adieu.
Perse 1942, hôpital américain de Meched. (2)
Je lui pose quelques questions. Basia me fait le récit de ses aventures, sans gestes et d’une manière étrangement précise, comme une grande personne, avec une sorte de détachement.
« Nous sommes de Brzeszcz. Mon père était directeur de la poste, c’est près de Cracovie. Nous avions des tournesols tout autour du jardin, des quatre côtés et, de deux côtés, il y avait aussi des framboisiers. C’était très joli et nous avions deux forêts, la forêt humide et la forêt sèche. Maman et moi allions y cueillir des champignons. Quels beaux cèpes on trouvait là.
« Quand il y a eu la guerre, mes parents nous ont emmenés à Lwow et de là on nous a déportés à Posiolek Vasilievo, dans le territoire d’Arkhangelsk. Papa coupait du bois – à 15 kopecks le mètre. Il n’arrivait pas gagner un rouble entier par jour. Nous serions morts de faim sans maman qui travaillait comme serveuse dans une cantine. Ensuite elle devint cuisinière principale. Quand nous avons appris que l’on formait l’armée polonaise, nous avons tous décidé d’y aller. On nous a demandé de rester, on promettait à maman qu’elle deviendrait directrice de la crèche et on lui a dit : « Vous le regretterez quand vos enfants mourront de faim. » (Basia dit cela en excellent russe. On voit qu’elle s’est bien souvenue de cette phrase.) Mais nous avons refusé. Tout le monde partait, comment serions-nous restés ? Nous avons été à Krasnoborsk sur un radeau, ça faisait 100 kilomètres. Puis en bateau jusqu’à Kotlas et puis en chemin de fer jusqu’à Kassan, dans le pays de Boukhara.
« Dans cette ville, nous n’avons pas été trop malheureux. Papa travaillait et maman aussi, et nous avions du pain. Papa creusait un canal ; ensuite il a travaillé chez un menuisier, soi-disant comme aide, mais il n’avait jamais été menuisier. Maman travaillait à l’hôpital. C’est là qu’elle a attrapé le typhus et a été longtemps malade.
« Le pire, c’est quand nous sommes arrivés à Kermine. Pas d’eau, pas d’arbres et quelle chaleur ! Moi, je n’ai été mal nulle part. On m’avait mise dans le centre polonais mais maman habitait près de la gare, sous la tente. Comme elle a souffert ma pauvre maman ! Et maintenant, elle a disparu. Où est ma maman ? »
Une des filles du pasteur, en robe bleue, avec de longues boucles blondes dans le dos, apporte à Basia un verre de jus de tomate et l’invite à le boire d’un sourire charmant. Basias ne lève même pas les yeux et refuse d’un mouvement décidé de la tête, avec une indifférence absolue. Petite fille étrange et sans vie. L’herbe drue, les arbres, les fleurs, elle ne semble même pas les voir. Elle ne s’anime un tout petit peu que lorsqu’elle parle des forêts, des tournesols et des champignons de chez elle.
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