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Critique de berni_29


« Je quitterai
le blanc sommet enneigé
qui réchauffait d'un sourire nu
mon infini isolement.

Je secouerai de mes épaules
la cendre dorée des astres
comme les moineaux
secouent la neige
de leurs ailes. »

Je suis venu au poète Yánnis Rítsos tout récemment. Il y a encore quelques semaines je vous aurais avoué que j'ignorais totalement tout de son existence.
Aragon, un de mes poètes préférés, le tenait pour le plus grand poète grec du XXème siècle.
Mais une amie fidèle, Anna (@AnnaCan) m'a offert l'occasion d'aller à sa rencontre par le chemin d'une biographie intitulée Yánnis Rítsos : « J'écris le monde », écrite par Inès Daléry qui a enseigné la littérature et les langues anciennes à Lyon.
Inès Daléry m'a invité à une expérience immersive, celle de venir habiter durant quelques pages l'esprit de Yánnis Rítsos, son monde, son univers, ses mots, ses rivages.
Ce qui m'importe, c'est sentir, peut-être comprendre, ce à quoi Inès Daléry a été sensible, une biographie est un chemin personnel aussi.
Inès Daléry est venue au poète Yánnis Rítsos par la musique. Plus précisément celle du compositeur Mikis Théodorakis. Il est vrai que les deux artistes sont indissociables, leurs itinéraires se sont entrecroisés avec beaucoup d'amitié et d'inspiration. J'imagine qu'elle est venue vers lui aussi par amour pour la Grèce.
J'hésite toujours à venir vers la biographie d'un personnage célèbre. Mais ici je me suis senti rassuré, malgré mes appréhensions.
Inès Daléry ne se contente pas de décrire la vie de Yánnis Rítsos de loin, elle ne se met pas à distance, elle s'en approche au plus près, se rendant sur les lieux où vécut Yánnis Rítsos. Empreinte de sa poésie qu'elle connait sans doute par coeur ou presque, elle nous invite dans ces lieux où séjourna le poète, ses îles, parfois ses maisons, parfois ses geôles. Toujours ses chemins.
Des îles chaleureuses, des îles douloureuses, ce livre est un archipel d'humanité.
Mais aussi, elle dit ses mots, son ressenti, une émotion palpable dans ce texte universel et intime, j'ai aimé la manière d'Inès Daléry de me prendre par la main et de m'inviter dans ce voyage où elle pose parfois son regard subjectif. Elle fait partie du voyage et c'est une agréable compagnie.
En même temps que je prenais connaissance de l'existence de ce poète, j'ai découvert sa vie intense, douloureuse, lumineuse pour autant.
Disant une enfance joyeuse et terrible déjà traversée par la mort des proches, Inès Daléry convoque l'univers poétique, esthétique de Yánnis Rítsos, le chant de la terre, le soleil ricochant sur les pierres, les réminiscences de ces instants fugitifs, plus tard il y aura l'exil... La dureté du monde viendra bien assez tôt.
Lire ce livre, c'est poser son oreille contre un coquillage. C'est étreindre ainsi la mer.
Étreindre l'enfance, la famille. La maison familiale. Les maisons aux façades colorées tout autour. Surgissant des pages de ce livre, j'entendais des rires d'enfants parmi le choc des vagues contre les rochers. C'est le temps de l'insouciance et de la légèreté.
J'ai senti des sentiers exaltés par le soleil brûlant, le monde poétique de Yánnis Rítsos s'est aussi nourri de cette sensualité venue de l'enfance.
Le terrain de jeu de Yánnis Rítsos, c'est la mer, dans la lumière de Monemvasia. C'est ce lien maternel indéfectible. J'ai ainsi fait la connaissance d'Elephthenia, la mère morte prématurément de la tuberculose. Elephthenia, celle qui est restée éternellement vivante dans le coeur du poète. Elle a reporté tout son amour sur ses enfants, ce qui marquera à jamais Yánnis Rítsos et sa soeur Loula. Ils seront inséparables.
Yánnis, je découvre que ce fut cet enfant veillé autant par sa mère que par sa soeur. Un lien profond va unir Yánnis à sa soeur Loula. Yánnis pour Loula, c'est le petit frère à protéger. La peur de grandir les a étranglé. Désormais seuls, Loula et Yánnis seront forts de l'amour qu'ils se portent l'un à l'autre, quand Loula prit la place de la mère pour veiller sur son petit frère. J'ai trouvé cette tranche de vie touchante. Elle sera Ismène, elle lui inspirera le Chant de ma soeur.

« Adieu, ma soeur.
Embrasse pour moi les moineaux de notre cour
les enfants innocents
les mères douloureuses
qui brodent sous la lampe
et les jeunes qui bâtissent
sans défiance et sans fléchir
leur cité
aux frontières de la vie et de la mort. »

Tout s'est sans doute joué dans les années d'enfance, donnant au poète la force d'affronter les écueils, les adversités qu'il rencontrera plus tard sur son chemin.
Inès Daléry se demande alors si le poète reconnaîtrait les lieux s'il revenait ici.
Regarder l'insignifiant, s'en imprégner, rêver, tisser l'imaginaire, qui deviendra des mots plus tard, contempler durant des heures la mer, lieu familier comme celui de la famille.
Mais la famille ce sont aussi des morts, des deuils, des chagrins, sans doute déjà il s'en imprègne pour plus tard.
Ce sont aussi les stigmates de l'Histoire.
Parfois les morts reviennent hanter les lieux de ces pages à la nuit tombée.
Il y a quelque chose d'aristocratique dans cette famille. Mais quelque chose aussi de ténébreux, comme le destin impitoyable qui s'acharne sans relâche. Quelque chose prêt à s'effondrer, comme un château de sable, sous l'assaut de la vague... La famille, c'est autant cette insouciance que la ruine et la mort. La folie dans laquelle bascule le père.
Tant de morts ont jalonné le passé de Yánnis...
Les chants funèbres, la misère, la pauvreté qui viendra après. La vie est un combat contre le malheur, semblent dire les vers du poète.
Monemvasia. Les lieux de son enfance vont devenir associés aussi à tant de chagrin.
J'ai eu l'impression que je pouvais me pencher par-dessus l'épaule d'Inès Daléry quand elle contemplait les photos qu'elle avait entre les mains. Je l'ai suivie quand elle marchait dans les mêmes lieux que lui.
Pendant que je lisais ce texte, je poursuivais en parallèle un autre chemin, découvrant la poésie de Ritsos. J'ai eu l'impression que je pouvais ainsi me détacher de ma vie.
Aller chercher l'apesanteur, mais peut-être autre chose aussi, une révolte, celle du poète, celle de ses chagrins et de ses engagements.
Le récit que fait Inès Daléry de cette vie colle à l'intime de ses sensations.
C'est une immersion dans les pas de Ritsos, sur ses traces. C'est un voyage immobile dans ses mots.
Les vivants et les morts s'entremêlent dans ces pages éprises d'émotion. La violence aussi.
L'occupation nazie, la résistance, le communisme, les camps de rééducation, ce sont les années de plomb dans L Histoire contemporaine et tragique de la Grèce, tandis que le temps passe.
Les îles grecques deviennent les îles de l'exil, pour ne pas dire celles du travail forcé, des coups, des tortures, après le temps de la rééducation il y aura la dictature des colonels. Ce temps façonné de grillages et de murs n'en finira-t-il donc jamais ?
Je me suis demandé quelle vie pouvait supporter cela et si sa poésie avait été ce qui le faisait sans cesse tenir debout, espérer, regarder le ciel comme un promontoire d'où s'échapper enfin...
Puisant dans les vestiges de la Grèce antique, la poésie de Yánnis Rítsos n'a eu de cesse de s'élever par sa lumière contre l'horreur et la barbarie du monde.
Limnos. Inès Daléry s'est rendue sur cette île, accostant là où arrivaient les déportés. J'ai fermé les yeux, j'ai imaginé ces hommes aux rêves brisés accostant sur le rivage, entourés de soldats, de gardiens, regardant derrière eux comme si la mer devenait autant un déchirement qu'une prison.
Il y aura aussi d'autres îles de l'exil : Gyaros, Yaros, Leros, Samos...
Plus tard, Falitsas, celle aimée, sera aussi une île, un rivage où venir s'échouer...
Je referme les pages de ce livre et j'entends d'autres vers du poète venir jusqu'à moi parmi le bruit de la mer, ceux gravés sur sa tombe à Monemvasia...

« Il dit : je crois à la poésie, à l'amour, à la mort,
C'est justement pourquoi je crois à l'immortalité.
J'écris un vers,
j'écris le monde ; J'existe ; le monde existe.
Du bout de mon petit doigt coule une rivière.
Le ciel est sept fois bleu. Cette pureté
Est encore la première vérité, ma dernière volonté. »
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