Vieux Kapiten

Ernest Dervishi avait toujours été un homme honnête. Presque toujours. Suffisamment longtemps en tout cas pour ne pas se voiler la face quant aux motifs profonds de ce qu'il fallait bien appeler son baroud d'honneur. Sa conscience le travaillait. Ses années de sévices à la Sigurimi lui valaient de mauvaises nuits et de nombreux remords. Mais au moins il pouvait se retrancher derrière le devoir, la patrie et les ordres. Il avait participé, directement ou en biais, à un grand nombre d'atrocités commises au nom du Parti. S'il n'avait jamais appuyé lui-même sur la queue de détente, plusieurs de ses rapports avaient balayé des hommes et des femmes, envoyant untel aux travaux forcés, tel autre devant le peloton d'exécution, condamnant des familles entières à l'anathème. Pire, il avait remis chaque compte rendu avec la conscience tranquille de l'homme qui sert son pays. Bien sûr, il s'était fourvoyé. Le pays tout entier s'était fourvoyé, se débattant dans la folie de son dirigeant.

Le vieux kapiten acceptait ces horreurs comme autant de faits historiques, dont il n'aurait été qu'un acteur auquel on dictait ses répliques. Pour autant, il n'était pas serein, et sa vieille âme cabossée était remuée de turpitudes.