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Critique de jplegrand2015


Déconcertant sujet que celui de « La nature exposée », le dernier livre d'Erri de Luca.

Un homme, dont nous ne saurons jamais le nom, proche de la soixantaine, vivant au pied des montagnes , près de cette frontière qu'il fait passer clandestinement à des réfugiés venus des côtes d'Afrique, vit de petites figurines qu'il sculpte dans le bois de racines ou les fragments de roches qu'il trouve dans les pierriers. Prisonnier d'une peur qu'il ne sait pas encore être de l'orgueil dévoyé, il se refuse le beau nom d'artiste : la femme qui l' aime le quitte d'ailleurs pour cette raison, devinant dans ce refus du son destin les stigmates d'un amour étriqué.

Succédané de cet art qui est le sien, notre homme restaure aussi à l'occasion les chefs d'oeuvre du passé. A ce titre, une curieuse demande lui est faite par le curé de la petite ville où il séjourne au déboulé de sa montagne. A son retour des fronts de la Première Guerre un jeune artiste a reçu la commande inouïe de sculpter dans le marbre, un Christ en croix, intégralement nu comme les suppliciés de son temps. Passé ce premier moment d'audace, l'Eglise a ressenti la nécessité de recouvrir le sexe du crucifié – il est vrai en début d'érection – d'un drapé de pierre. Il s'agit maintenant de retrouver l'oeuvre originale en débarrassant la sculpture de son pudique drapé. le narrateur accepte cette tâche.

Ce roman en forme de conte théologique est l'occasion d'aborder plusieurs thématiques fort riches dont la principale, celle qui donne sa tonalité à l'oeuvre, est celle du passage.
Tous les personnages de ce roman sont des passeurs à des degrés divers : le personnage principal et narrateur concentre en lui cette notion au plan littéral – il aide des migrants à franchir clandestinement la frontière qui sinue sur la ligne de crête des montagnes toutes proches – et au plan métaphorique par sa condition d'artiste. Tu es, plus qu'un artiste, tu es un créateur lui dit sa compagne peu avant de le quitter ; « quelqu'un qui force les limites en s'écorchant les mains pour forcer un nouveau passage ». Un nouveau passage aussi pour ces migrants qui franchissent cette montagne, frontière naturelle comme peut l'être notre propre peau : délimitation stricte d'un dedans mais qui par la même constitue le dehors avec lequel se produira l'échange. Une frontière n'a de sens que si on la franchit de même que notre peau n'est pas simple protection mais bien condition de notre interaction avec l'extérieur.

Figure tutélaire du récit : le Christ dont la parole dite depuis la croix fait de celle-ci « une rampe de lancement pour les générations » auxquelles elle ouvre un nouveau passage, de l'Ancien testament vers le Nouveau, d'un monde supplicié vers le monde du pardon.

Le point focal de ce beau roman est bien sûr » l'exposition » comme le titre l'indique de la nature du christ certes au sens précis de ses attributs sexuels mais aussi au sens du dévoilement de sa nature humaine et divine que l'auteur aborde sans lourdeur via de décryptage progressif de ce que le sculpteur et son oeuvre ont a nous dire. Erri de Luca qui n'est pas croyant, entrelace avec un bonheur d'écriture remarquable le miracle de l'Incarnation et la sublimation artistique par laquelle le sculpteur a substitué son propre corps à celui du Christ, se soumettant lui-même à une forme de supplice afin de représenter dans la pierre, le plus fidèlement possible, « les faisceaux musculaires du cou, les biceps étirés, les triceps en relief sous l'effet de la torsion ». Ce christ n'est pas mort : il est à l'agonie, on ressent le dernier effort pour aspirer l'air et ne pas mourir, ne jamais mourir. On ressent ce vent froid de début de printemps qui mord le corps dénudé : avec un peu d'imagination, la tête légèrement penchée de côté, on peut même voir avec lui, en contre-bas, « la dernière lumière qui embrase le blanc des remparts de Jérusalem ».

Cette « sur-incarnation » du Christ se déploie en contrepoint d'une « désincarnation » saisissante de l'homme.. Chez vous dit un ouvrier algérien, j'ai appris à n'être personne, « je garde les yeux baissés et ainsi ; je les lève et j'apparais à nouveau, disons que nous n'existons pas les uns pour les autres ». Chacun est désormais sur terre comme on est en bateau sur la mer : « à l'étroit au-dessus d'un désert infini ». Cette désincarnation de l'humanité est suggérée par mille détails : les personnages ne sont jamais nommés ; se croisent ainsi la « femme », un boulanger, un forgeron, le curé, l'ouvrier algérien… le décor lui-même se détache de ces pages en noir et blanc, pris dans la grisaille et le froid : la neige des cols de montagne, la pierre noir des trottoirs de Naples lorsqu'il pleut, le marbre blanc et glacé de la statue…

Ce beau roman qui, à mon avis-seule réserve de ma part - s'encombre inutilement d'une intrigue « sentimentalo-policière » que je ne dévoilerai pas, se clôt sur une note d'espoir : notre artisan sculpteur arrive au bout de sa tâche et se réconcilie avec son destin d'artiste, de passeur.
On aura encore bien besoin de lui et de ses semblables car quelque part dans le monde, existe « un pharaon moderne qui noie à la fois les femmes, les hommes, les livres et les enfants ».
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