- J’aimerais qu’on ait un vrai piano, annonce Cecily. Même dans mon orphelinat minable, il y en avait un vrai.
Jenna, debout dans l’embrasure de la porte, la bouche pleine de pistaches, dont elle tient une poignée en réserve, lui répond :
- « Vrai » est un gros mot, ici.
La liberté, Gabriel. Voilà ce que m'offre le monde extérieur, et qu'on me refuse ici."
C'est ainsi que se finit le monde. Pas sur un Boum. Sur un Murmure.
T.S Eliot
Qu’importe l’amour que lui porte sa mère ; l’amour ne suffit pas à nous maintenir en vie.
"Veux-tu savoir ce que c'est réellement que l'amour? demanda un jour mon généticien de père à mon frère, alors que nous les regardions danser. Je vais te dire de quoi il s'agit. ça n'a rien d'une science. C'est aussi naturel que le ciel."
J’ai toujours été fascinée par l’océan, par le fait qu’en crevant sa surface, on tutoie l’éternité, et qu’il fait le tour du monde pour revenir à son point de départ.
Linden a fait kidnapper ses épouses afin de ne pas mourir seul. Et mon frère dans tout ça, seul dans notre maison vide? Et les autres filles, abattues dans la camionette?
Ma colère est de retour. Je serre les poings, souhaitant qu'on vienne me chercher pour sortir de cette chambre, même si cela signifie être enfermée ailleurs dans cette maison. La présence de Rose m'est devenue insupportable. Rose et sa fenêtre ouverte. Rose, qui montait à cheval et a chevauché par-delà les orangers. Rose et sa peine capitale, dont j'hériterai à sa mort.
Je vois de la tristesse dans ses yeux verts. Je m'en méfie. Comment me fier à un homme qui a payé des Ramasseurs pour savoir disposer de moi jusqu'à mon dernier souffle ? qui a sur les mains le sang de toutes ces filles, abattues dans la camionnette ? Mon compte de levers de soleil est certes limité, mais il n'est pas question de les voir tous en étant qu'épouse de Linden Ashby.
Cecily se recroqueville, les yeux baignés de larmes. J'ignore où elle trouve l'énergie pour pleurer autant. J'en ai moi-même tout juste assez pour bouger. Le simple fait d'être en vie est si pénible que je ne souhaite qu'une chose : ramper sous les couvertures et dormir. SI je devais marcher, je n'en aurais pas la force.
Car ce qui se passe ici est encore plus épouvantable que tout ce que j'ai pu imaginer. La vie y est bien différente de l'époque révolue où les lis poussaient dans le jardin de ma mère, et où tous mes secrets tenaient dans un pot de yaourt.