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Citations sur Monsieur Croche - Antidilettante (46)

LETTRE OUVERTE
à Monsieur le Chevalier W. Gluck.

« Monsieur,
» Vais-je vous écrire ou vous évoquer ? Ma lettre ne vous arrivera vraisemblablement pas, et il est douteux que vous consentiez à quitter le séjour des ombres heureuses pour venir causer avec moi des destinées d’un art, dans lequel vous avez suffisamment excellé, pour désirer que l’on vous laisse en dehors des discussions qui ne cessent de l’agiter. J’userai donc alternativement de l’écriture ou de l’évocation en vous dotant d’une vie imaginaire qui permet certaines licences. Veuillez excuser le manque d’admiration pour votre œuvre ; je n’en oublierai pas le respect dû à un homme aussi illustre que vous.

» En somme, vous fûtes un musicien de cœur. Des mains royales tournèrent les pages de vos manuscrits, en penchant sur vous l’approbation d’un sourire fardé. On vous tracassait bien un peu avec un nommé Piccini qui écrivit plus de soixante opéras. Vous supportiez en cela une loi commune qui veut que la quantité remplace la qualité et que les Italiens aient encombré de tout temps le marché musical. — Le Piccini ci-dessus est tellement oublié qu’il a dû prendre le nom de Puccini pour arriver à se faire jouer à l’Opéra-Comique. — Par ailleurs, ces discussions entre abbés élégamment érudits et encyclopédistes dogmatiques devaient vous importer assez médiocrement ; les uns comme les autres parlaient de musique avec cette incompétence que vous retrouveriez aussi vive dans notre monde. Et si vous témoigniez d’indépendance en dirigeant, sans perruque, votre bonnet de nuit sur la tête, la première représentation d'Iphigénie en Aulide, il vous importait davantage de plaire à votre roi, à votre reine. Mais, voyez-vous, votre musique garde de ces hautes fréquentations une allure presque uniformément pompeuse : Si l’on y aime, c’est avec une majestueuse décence, et la souffrance même y exécute de préalables révérences… Qu’il soit plus élégant de plaire au roi Louis XVI qu’au monde de la troisième République est une question que votre état de « mort » m’empêche de résoudre par l’affirmative.

« Votre art fut donc essentiellement d’apparat et de cérémonie. Les gens du commun n’y participèrent que de loin… Ils regardaient passer les autres (les heureux… les satisfaits !) Vous représentiez en quelque sorte, pour eux, le mur derrière lequel il se passe quelque chose.

« Nous avons changé tout cela, Monsieur le chevalier, nous avons des prétentions sociales et nous voulons toucher le cœur des foules. — Ça n’en va pas mieux et nous n’en sommes pas plus fiers pour cela ! (vous ne vous figurez pas combien nous avons de mal à fonder un Opéra populaire).

« Malgré le côté « luxe » de votre art, il a eu beaucoup d’influence sur la musique française. On vous retrouve d’abord dans Spontini, Lesueur, Méhul, etc. ; vous contenez l’enfance des formules wagnériennes et c’est insupportable (vous verrez pourquoi tout à l’heure). Entre nous, vous prosodiez fort mal ; du moins, vous faites de la langue française une langue d’accentuation quand elle est au contraire une langue nuancée. (Je sais… vous êtes Allemand.) Rameau, qui aida à former votre génie, contenait des exemples de déclamation fine et vigoureuse qui auraient dû mieux vous servir — je ne parle pas du musicien qu’était Rameau pour ne pas vous désobliger. — On vous doit aussi d’avoir fait prédominer l’action du drame sur la musique… Est-ce très admirable ? À tout prendre, je vous préfère Mozart, qui vous oublie absolument, le brave homme, et ne s’inquiète que de musique. Pour exercer cette prédominance, vous avez pris des sujets grecs ; cela permit de dire les plus solennelles bêtises sur les prétendus rapports entre votre musique et l’art grec.

« Rameau était infiniment plus grec que vous (ne vous mettez pas en colère, je vais bientôt vous quitter). Il y a plus, Rameau était lyrique, cela nous convenait à tous points de vue ; nous devions rester lyriques sans attendre un siècle de musique pour le redevenir.

« De vous avoir connu, la musique française a tiré le bénéfice assez inattendu de tomber dans les bras de Wagner ; je me plais à imaginer que, sans vous, ça ne serait non seulement pas arrivé, mais l’art musical français n’aurait pas demandé aussi souvent son chemin à des gens trop intéressés à le lui faire perdre.

« Pour conclure, vous avez bénéficié des diverses et fausses interprétations que l’on donne au mot « classique » ; d’avoir inventé ce ron-ron dramatique, qui permet de supprimer toute musique, ne suffit pas à légitimer ce classement, et Rameau a des titres plus sérieux à être appelé ainsi.

« Il faut regretter encore une fois votre mort à cause de Mme Caron. Elle a fait de votre Iphigénie une figure de pureté infiniment plus grecque que vous ne l’avez imaginée. Pas une attitude, pas un geste qui ne furent d’une parfaite beauté.

« Tout ce que vous n’avez pas mis d’émotion intérieure dans ce rôle a été retrouvé par elle. Chacun de ses pas semblait contenir de la musique. Si vous aviez pu voir, au troisième acte, sa façon d’aller s’asseoir près de l’arbre sacré, avant le sacrifice, vous auriez pleuré, tellement il y avait de suprême douleur dans ce simple geste.

« Et quand, à la fin d’Iphigénie, vous unissez par les liens de l’hyménée la tendre Iphigénie au fidèle Pylade, Mme Caron a su illuminer sa figure d’un tel rayonnement, que l’on oubliait la quotidienne banalité de ce dénouement, pour ne plus admirer que la couleur violette de ses yeux, dont vous savez qu’elle est particulièrement chère à ceux qui rêvent indéfiniment de la beauté grecque.

« Avec cette femme, votre musique s’immatérialise, on ne peut plus l’étiqueter d’une époque précise, car, par un don qui fait croire à la survivance des anciens dieux, elle a cette âme tragique qui soulève le voile noir du Passé et fait revivre ces villes mortes où le culte de la Beauté s’unissait harmonieusement à celui de l’art.

« M. Cossira vous aurait plu par le charme de sa voix et M. Dufrane par la façon convaincue dont il a rugi les fureurs d’Oreste. Je n’ai pas beaucoup goûté le divertissement scythe du premier acte, qui tient à la fois du moujik et des ébats d’une brigade d’agents des voitures. Vos divertissements guerriers sont, permettez-moi de vous le dire, difficilement réalisables, la musique, comme le rythme, ne contenant pas d’indications bien précises. Soyez sûr que, partout ailleurs, M. Carré a trouvé le cadre qu’il fallait.

« Avec quoi, j’ai l’honneur d’être. Monsieur le chevalier, votre très humble serviteur. »
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GOUNOD.

Beaucoup de gens sans parti pris, c’est-à-dire qui ne sont pas musiciens, se demandent pourquoi l’Opéra s’obstine à jouer Faust. Il y a à cela plusieurs raisons dont la meilleure est que l’art de Gounod représente un moment de la sensibilité française. Qu’on le veuille ou non, ces choses-là ne s’oublient pas.

A propos de Faust, des musicographes éminents ont reproché à Gounod d’avoir travesti la pensée de Gœthe ; les mêmes éminents personnages ne pensèrent jamais à s’apercevoir que Wagner avait peut-être faussé le personnage de Tannhæuser qui, dans la légende, n’est pas du tout le bon petit garçon repentant qu’en a fait Wagner et dont le bâton brûlé du souvenir de Vénus n’a jamais voulu refleurir. Dans cette aventure, Gounod est peut-être pardonnable parce qu’il est Français ; tandis que Tannhæuser et Wagner étant tous les deux Allemands, cela reste sans excuse.

Nous aimons tant de choses en France que nous en aimons peu la musique. Pourtant il y a des gens très forts qui d’en entendre tous les jours et de toutes les marques se déclarent musiciens. Seulement, ils n’écrivent jamais de musique… ils encouragent les autres. C’est généralement comme cela que l’on crée une école. À ceux-là, n’allez pas parler de Gounod ; ils vous mépriseraient du haut de leurs dieux, dont la qualité la plus charmante est d’être interchangeable. Gounod ne faisait partie d’aucune école. Et c’est un peu l’attitude habituelle des foules qui, à beaucoup de sollicitations esthétiques, répondent en retournant à ce à quoi elles se sont accoutumées. Ce n’est pas toujours du meilleur goût. Cela oscille, sans précaution, du Père la Victoire à la Walküre, mais c’est ainsi. Les personnes qui composent si curieusement l’élite peuvent battre du tambour pour des noms célèbres ou autorisés, cela passe comme une forme de chapeau. Rien n’y fait ; les éducateurs y perdent leur souffle ; le grand cœur anonyme de la foule ne se laisse pas prendre ; l’art continue à souffler où il veut… L’Opéra s’obstine à jouer Faust.

On devrait, pourtant, en prendre son parti et admettre que l’art est absolument inutile à la foule. Il n’est pas davantage l’expression d’une élite, — souvent plus bête que cette foule — ; c’est de la beauté en puissance qui éclate au moment où il le faut, avec une force fatale et secrète. Mais on ne commande pas plus aux foules d’aimer la beauté qu’on ne peut décemment exiger qu’elles marchent sur les mains. En passant, il est à remarquer que, sans préparation aucune, l’action de Berlioz sur la foule est presque unanime.

Si l’influence de Gounod est niable, celle de Wagner est évidente ; pourtant, elle n’atteignit jamais que les spécialistes, ce qui revient à dire qu’elle est incomplète. Il faut avouer que rien ne fut plus mélancolique que cette école néo-wagnérienne où le génie français sombra dans des contrefaçons de « Wotans » en demi-bottes et de « Tristans » en veston de velours.

Si Gounod ne décrit pas la courbe harmonieuse qu’on pouvait lui souhaiter, on doit le louer d’avoir su échapper au génie impérieux de Wagner, dont le concept tout allemand ne se justifie pas très nettement dans ce qu’il voulut d’une fusion des arts : ce qui maintenant n’est guère plus qu’une formule qui achalandé la littérature.

Gounod, avec ses défaillances, est nécessaire. D’abord : il est cultivé ; il connaît Palestrina, collabore avec Bach. Son respect des traditions est assez clairvoyant pour ne pas clamer le nom de Gluck — autre influence étrangère assez mal déterminée. — Il recommande plutôt Mozart à l’amour de jeunes gens, — preuve de grand désintéressement ; car jamais il ne s’en inspira. Ses relations avec Mendelssohn furent plus transparentes, puisqu’il lui doit cette façon de développer la mélodie en étagère, si commode quand on n’est pas en train (influence, en somme, peut-être plus directe que celle de Schumann). Au surplus, Gounod laisse passer Bizet, et c’est très bien. Malheureusement, ce dernier meurt trop tôt, et quoique laissant un chef-d’œuvre, les destinées de la musique française sont remises en question. La voici encore, telle une jolie veuve qui, n’ayant autour d’elle personne d’assez fort pour la conduire, se laisse aller dans des bras étrangers qui la meurtrissent. On ne peut nier qu’en art certaines alliances ne soient nécessaires ; au moins faut-il y apporter quelque délicatesse ; et, choisir celui qui crie le plus fort n’est pas suivre le plus grand. Ces alliances ne sont trop souvent qu’intéressées et cachent plutôt le moyen de ranimer un succès défaillant. Comme les mariages de raison, cela finit mal. Recevons généreusement ce qui s’importe d’art en France ; seulement, ne nous laissons pas duper, ne tombons pas dans l’extase à propos de mirlitons. Soyons persuadés que cette attitude n’a pas de réciproque ; bien au contraire, notre amabilité donne aux étrangers cette sévérité sans civilité, à peine ridicule, puisque nous l’avons provoquée. Pour conclure ces notes trop brèves pour les idées qu’elles remuent, et, quelquefois, contradictoires à Gounod, prenons sans raideur dogmatique l’occasion de saluer respectueusement son nom. Constatons encore que les raisons de durer dans la mémoire des hommes sont multiples et n’ont pas toujours besoin d’être considérables ; émouvoir une grande partie de ses contemporains est un des meilleurs moyens. Nul ne songera à nier que Gounod s’y employa généreusement.
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BERLIOZ.

Berlioz n’eut jamais de chance. Il souffrit de l’insuffisance des orchestres et des intelligences de son temps. Voici aujourd’hui que le génie inventif de M. Gunzbourg, avec l’appui de la Société des Grandes Auditions Musicales de France, se charge de revoir et d’augmenter sa gloire posthume en adaptant à la scène la Damnation de Faust.

Sans parti pris, on peut au moins opposer à cette adaptation le fait indéniable que, Berlioz étant mort sans laisser d’indications précises sur son opportunité, elle est d’une esthétique discutable. Au surplus, chausser les souliers d’un mort sans y être autrement invité me paraît envoyer promener bien délibérément ce sentiment de respect que nous avons habituellement pour les morts ; mais, encore une fois, la confiance que M. Gunzbourg n’a jamais cessé d’avoir dans son génie lui permet tout naturellement de traiter Berlioz comme un frère et d’exécuter des volontés qui lui sont parvenues probablement d’outre-tombe.

En cela, M. Gunzbourg continue cette regrettable coutume qui veut que les chefs-d’œuvre engendrent : les commentateurs, les adaptateurs, les tripatouilleurs… race innombrable, dont les représentants naissent sans mandat bien précis, que celui d’entourer d’un brouillard de mots et d’épithètes considérables les pauvres susdits chefs-d’œuvre.

Il n’y a pas que Berlioz, hélas ! Il y a le célèbre Sourire de la Joconde, qu’une curieuse obstination étiqueta à jamais de « mystérieux »… La symphonie avec chœurs de Beethoven, laquelle prêta à des interprétations tellement surhumaines que de cette œuvre si forte et si claire on ne fit, pendant longtemps, qu’un épouvantail à public… L’œuvre entière de Wagner, dont il fallut la solidité pour qu’elle résistât à la fougue industrieuse de ses compilateurs.

Toutes ces pratiques représentent une sorte de littérature spéciale et même une profession classée qui mène à tout, à condition de n’en jamais sortir, le soin de parler des autres supprimant inévitablement celui de parler de soi-même, besogne parfois dangereuse. Par certains côtés, cela est louable ; par d’autres, il ne faut peut-être y voir qu’une insuffisance, que plus ou moins d’habileté peut rendre notoire.

Jusqu’ici, Berlioz avait échappé à cet envahissement. Seuls, M. Jullien, dans un livre admirablement documenté, avait raconté pieusement le calvaire de cette gloire, et M. Fantin-Latour, rêvé lithographiquement d’après cette musique. D’ailleurs, par son souci de la couleur et de l’anecdote, Berlioz a été immédiatement adopté par les peintres ; on peut même dire sans ironie que Berlioz fut toujours le musicien préféré de ceux qui ne connaissaient pas très bien la musique… les gens du métier s’effarent encore de ses libertés harmoniques (ils disent même ses « gaucheries » ), et le « va te promener » de sa forme. Sont-ce les raisons qui rendent presque nulle son influence sur la musique moderne et qui resta, en quelque sorte, unique ? En France, je ne vois guère que dans Gustave Charpentier où l’on puisse retrouver un peu de cette influence, encore n’est-ce qu’à un point de vue décoratif, l’art de Charpentier étant indubitablement personnel, quant à ce qu’il veut intimement de la musique.

Ceci m’amène à dire que Berlioz ne fut jamais, à proprement parler, un musicien de théâtre. Malgré les réelles beautés que contiennent les Troyens, tragédie lyrique en deux parties, des défauts de proportion en rendent la représentation difficile et l’effet presque uniforme, pour ne pas dire ennuyeux… Du reste, Berlioz n’apporte là aucune invention. Il s’y souvient de Gluck, qu’il aimait passionnément. et de Meyerbeer, qu’il détestait religieusement. Non, ce n’est pas là où il faut chercher Berlioz… C’est dans la musique purement symphonique ou bien dans cette Enfance du Christ, qui est peut-être son chef-d’œuvre, sans oublier la Symphonie fantastique et la musique pour Roméo et Juliette.

Mais M. Gunzbourg veillait et dit : « Mon cher Berlioz, vous n’y connaissez rien !… Si vous n’avez pas réussi au théâtre, c’est que je ne pouvais malheureusement pas vous aider de mon expérience… Enfin, vous êtes mort et nous allons pouvoir remettre tout en place. Tenez ! vous avez fait une légende dramatique : la Damnation de Faust. Ça n’est pas mal, mais ça ne vit pas ! Ainsi quel intérêt voulez-vous qu’on prenne à votre « Marche hongroise » si on ne voit pas s’agiter des soldats dans le fond de la scène ?… Et ce « ballet des Sylphes », c’est gentil de musique, quoique vous ne me ferez jamais croire qu’un simple orchestre symphonique puisse remplacer le charme d’une danseuse !… Et cette « Course à l’abîme », c’est terrifiant, mon cher ! Mais vous allez voir, ça sera angoissant et terrible. Je détournerai le cours des rivières pour fournir des cascades naturelles ; je ferai pleuvoir du vrai sang, fourni par les abattoirs ; les chevaux de Faust et de Méphistophélès fouleront de vrais cadavres. D’ailleurs, vous ne pourrez vous mêler de rien, heureusement ! Vous étiez si bizarre, étant vivant, que votre présence ne pourrait que tout gâter. »

Ayant ainsi parlé, M. Gunzbourg se mit à l’œuvre et adapta éperdûment. Tout en cheminant à travers la Damnation, il se convainquit une fois de plus que ce « sacré Berlioz » n’y connaissait décidément rien… « Trop de musique », bougonnait-il, « et comme c’est facile ! » mais « ça manque de lien, il me faut des récits. Dommage tout de même qu’il soit vraiment mort !… Tant pis, nous nous en passerons… » Et M. Gunzbourg se passa de Berlioz, fit faire des récits et dérangea l’ordre des scènes. Tout lui fut, ou à peu près, prétexte à ballets, figuration, et le résultat donna une œuvre où les artifices de la féerie se mêlèrent aux agréments qu’offrent les Folies-Bergère.

Mon Dieu ! à Monte-Carlo ça pouvait marcher. On n’y vient pas absolument pour entendre des œuvres d’art, et la musique y prend à peu près l’importance d’une jolie après-midi Les délicieux rastaquouères qui en font l’ornement n’y regardent pas de si près, et les charmantes demoiselles cosmopolites n’y voient qu’un accompagnement discret autant qu’utile à leurs sourires…

Pour Paris, il fallait trouver mieux. C’est ici qu’intervient la Société des Grandes Auditions, dont l’éclectisme bien connu ne recule devant aucun sacrifice. Cette fois-ci, elle me paraît avoir sacrifié jusqu’au bon goût le plus simple. Son désir de donner à la France des leçons de haute musique l’a, je crois, entraînée plus loin qu’il n’est permis. Quoique les gens du monde puissent se tromper plus que les autres, en raison de leur manque d’entraînement dans la matière. Et l’on trouva aussi des chanteurs admirables, comme M. Renaud, qui est peut-être le seul artiste qui fasse supporter le Méphistophélès imaginé par la verve de M. Gunzbourg, tant il y apporte de tact et de goût personnel. M. Alvarez et Mme Calvé sont trop célèbres pour ne pas être parfaits, même dans la Damnation. Dieu sait, pourtant, quels rôles de marionnettes ils assument !

Enfin, il y a deux personnages qui n’en reviennent pas, d’abord Faust ! Que voulez-vous, il a bien retrouvé M. Colonne, mais il s’étonne de remplir les mesures où il avait l’habitude de rester tranquille, par une pantomime qu’il cherche vainement à s’expliquer. Puis, la musique regimbe aussi, elle a conscience d’être quelquefois de trop, et même complètement inutile. Elle est si peu de la musique de théâtre, la pauvre, qu’elle a honte d’être sonore et de participer si maladroitement au mouvement scénique que M. Gunzbourg lui imposa.

Désormais, M. Gunzbourg peut dormir tranquille, il aura son buste en face de celui de Berlioz, dans les jardins de Monte-Carlo ; il y sera même beaucoup plus à sa place, et Berlioz n’aura vraiment pas à se plaindre du voisinage.
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LE Dr RICHTER.

Il ne m’appartient pas de savoir exactement « à quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons », mais entre autres choses ils ont Covent-Garden… Ce théâtre a ceci de particulier que la musique y est à son aise. On s’y est aussi beaucoup moins préoccupé de décoration somptueuse que de parfaite acoustique, l’orchestre en est nombreux et strictement attentif ; au surplus, M. André Messager en assume les responsabilités artistiques avec un goût parfait et sûr qui ne surprendra personne, il me semble. Vous voyez combien tout ceci est curieux puisque l’on a pensé qu’un musicien pouvait s’occuper utilement d’un théâtre de musique ! En vérité, ces gens sont fous ou peut-être routiniers ! En tout cas je ne tenterai pas de comparaisons ; elles constateraient trop victorieusement l’indigence de nos moyens et notre orgueil national pourrait en souffrir… Seulement, ne faussons pas les trompettes de la Renommée pour célébrer la gloire de notre Opéra, ou mettons une sourdine.

Je viens d’assister aux représentations de l’Or du Rhin et de la Walkyrie… Il me paraît impossible d’atteindre à plus de perfection. Si on peut en critiquer les décors ou certains jeux de lumière, il faut rendre hommage aux soins artistiques qui minutieusement les entourèrent.

Le docteur Richter dirigea la première exécution de la Tétralogie de Bayreuth en 1876. À cette époque, ses cheveux et sa barbe étaient d’un blond ardent ; depuis, ses cheveux sont tombés, mais derrière ses lunettes d’or, les yeux ont conservé une lumière admirable… Des yeux de prophète, qu’il est en réalité et qu’il ne cesse d’être, au moins au profit de la religion wagnérienne, que par suite de la décision prise par Mme Cosima Wagner, de le remplacer par son estimable autant que médiocre fils : Siegfried Wagner.

C’était parfait à un point de vue d’économie domestique, mais déplorable pour la gloire de Wagner… À un homme comme lui, il faut des hommes comme Richter, Lévy ou Mottl… Ils font partie de la prodigieuse aventure qui lui fait rencontrer à un point nommé : un roi. Sans parler de Liszt qu’il pilla consciencieusement, à quoi ce dernier n’opposa jamais que l’acquiesçante bonté d’un sourire.

Il y avait du thaumaturge dans Wagner, et cette impunité dans la domination excusa presque son imperturbable vanité.

Si Richter ressemble à un prophète, quand il dirige l’orchestre c’est le bon Dieu… (et encore soyez sûr que le bon Dieu ne risquerait cette aventure qu’après avoir demandé quelques conseils à Richter).

Pendant que sa main droite armée d’un petit bâton sans prétention assure la précision des rythmes, sa main gauche se multiplie, indiquant à tout le monde ce qu’il doit faire. Cette main est « ondoyante et diverse », sa souplesse est invraisemblable. Puis, lorsque l’on croit qu’il n’y a vraiment pas moyen d’avoir plus de richesse sonore, ses deux bras se lèvent à la fois, l’orchestre bondit à travers la musique avec une fougue irrésistible qui balaie, comme fétu de paille, l’indifférence la plus enracinée. Toute cette pantomime reste discrète, sans jamais accrocher désagréablement l’œil, ni s’interposer entre la musique et le public.

J’ai essayé vainement de voir ce prodigieux homme. C’est un sage qui se dérobe farouchement à l’interview… Pendant un instant j’ai pu l’apercevoir faisant répéter Fafner, le pauvre dragon sur lequel Siegfried, petite brute héroïque, essayera tout à l’heure la vertu de son épée… On comprendra, j’en suis sûr, mon émotion à contempler, courbé sur un piano, le consciencieux vieil homme, accomplissant une besogne d’anonyme répétiteur… Dérange-t-on un pareil brave homme sous le futile prétexte de lui arracher des confidences ? Ne serait-ce pas aussi exorbitant que l’offre outrecuidante de se faire arracher subitement une dent ?

Vous pensez bien qu’on avait écrémé les théâtres d’Allemagne pour trouver les chanteurs dignes d’une pareille exécution ; il faudrait les citer tous… J’en détacherai pour aujourd’hui M. Van Dick qui eut la fantaisiste ironie de Loge dans l’Or du Rhin et le lyrisme passionné de Siegmund dans Walkyrie. M. Lieban, dans le rôle du nain Mime, incroyable de sournoiserie rampante, chante merveilleusement malgré cela. Ces deux hommes sont de grands artistes… Mlle Zimmermann fait presque oublier Mme Caron qui avait revêtu la figure de Sieglinde, d’un charme si angoissant. Quant aux trois filles du Rhin, je vous souhaiterai simplement de les entendre…

Le public anglais écoute avec une attention, on peut dire forcenée. S’il y a ennui, cela ne se trahit jamais ; la salle étant, d’autre part, plongée dans l’obscurité pendant la durée des actes, on peut même y dormir en toute sécurité. On applaudit seulement à la fin de chaque acte, tradition essentiellement wagnérienne ; et le docteur Richter s’en va content, insensible aux ovations, peut-être impatient d’une bière réparatrice.
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V. D’INDY.

L’Étranger est ce que les personnes dogmatiques appellent « une hautaine et pure manifestation d’art » ; à mon humble avis, c’est mieux que cela.

C’est la libération de formules certainement pures et hautaines, mais qui avaient d’un mécanisme d’acier le froid, le bleu, le fin et le dur. La musique s’y manifestait très belle, mais comme engainée, cela vous stupéfiait avec une telle maîtrise que l’on osait à peine être émotionné, — ce n’eût pas été convenable.

Quoi qu’on en ait dit, jamais l’influence de Wagner ne fut réellement profonde chez d’Indy ; l’héroïque cabotinisme de l’un ne put s’allier à la probité artistique de l’autre. Si Fervaal est encore soumis à la tradition wagnérienne, il s’en défend par sa conscience, son dédain de l’hystérie grandiloquente qui surmènent les héros wagnériens.

Je sais bien que l’on reprochera à Vincent d’Indy de s’être libéré, de n’aimer plus autant le feu du « Rendez-vous des thèmes », — joie des vieux wagnériens, renseignés d’avance par de spéciaux indicateurs.

Que ne s’est-il libéré tout à fait de ce besoin de tout expliquer, tout souligner qui alourdit parfois les scènes les plus belles de l’Étranger !

À quoi bon tant de musique pour un douanier, personnage anecdotique, dont je comprends l’intérêt d’opposition à l’humanité débordante de l’Étranger, mais qu’on pouvait souhaiter plus falot, plus vraiment : un de ces vagues humains qui ne songent qu’à leur petite vilaine peau ?

L’action dramatique de l’Étranger n’est pas, malgré sa simplicité, un brutal fait-divers. Elle se passe dans un petit village de pêcheurs, au bord de la mer. Un homme est venu depuis peu s’établir dans ce village ; on l’appelle l’Étranger, faute d’un autre nom ; il est violemment antipathique, ne fréquentant ni ne parlant à personne ; son bonnet est surmonté d’une émeraude qui naturellement lui vaut une réputation de sorcier. Il essaye d’être serviable et bon ; donnant sa part de pêche à ceux qui n’ont pu rien prendre, essayant de délivrer un malheureux que l’on traîne à la prison, — mais l’autorité n’aime pas les symbolistes, — les pêcheurs non plus.

Par deux phrases simples de lignes, Vincent d’Indy a exprimé très clairement ce personnage de l’Étranger. C’est un héros chrétien qui se rattache directement à cette lignée de martyrs qui accomplissaient sur terre une mission de charité imposée par Dieu. L’Étranger est donc le fidèle serviteur que le Maître a voulu tenter par l’amour de la femme, et dont le cœur a faibli, et que la mort seule pourra racheter.

Jamais la musique moderne n’a trouvé d’expression plus profondément pieuse, plus chrétiennement charitable. C’est en vérité une conviction profonde chez d’Indy qui rend ces deux phrases si souverainement bonnes ; elles illuminent le sens profond du drame mieux que n’importe quel commentaire symphonique.

Pourtant une jeune fille, Vita, est attirée par le mystère et la tristesse songeuse de cet homme ; elle aime d’ailleurs profondément la mer, confidente habituelle de ses chagrins, de ses désirs secrets. Vita, est, d’autre part, la fiancée d’André, le beau douanier, qui révèle, dans une scène familière, une âme d’égoïste satisfait. C’est un fonctionnaire qui ne comprendra jamais qu’une jeune fille peut rêver à autre chose qu’à un beau douanier.

Dans une scène où Vita et l’Étranger sont en présence, l’intrigue se noue. Vita avoue son amour. La mer n’est plus sa confidente depuis que l’Étranger est là… Ce dernier, profondément troublé, laisse échapper son douloureux secret : « Adieu, Vita, le bonheur je te souhaite… Moi, je pars dès demain, car je t’aime, je t’aime, oui, je t’aime d’amour, et… tu le savais bien. »

En effet, Vita est jeune, et Vita est fiancée. L’Étranger a perdu, en prononçant les paroles d’amour, la pureté de cœur qui faisait sa force. Car la solitude morale est nécessaire à la mission rédemptrice qu’il a assumée. Se dévouer à tous défend de se dévouer à un seul. Ça n’est pas gai tous les jours de pouvoir faire des miracles. Enfin, l’Étranger est vieux, et ce souci purement humain ne me déplaît pas chez ce personnage miraculeux.

D’avoir oublié sa mission un instant, l’empêchera à l’avenir de continuer son œuvre de charité. Il donne à Vita l’émeraude désormais inutile et lui dit à jamais adieu. Vita, sanglotante, jette dans la mer inquiétante, d’où s’élèvent des voix mystérieuses, l’émeraude sacrée, qui a fait son malheur. La mer se referme sur cette pierre, avec une joie sauvage de toutes ses vagues, d’avoir repris ce talisman qui jadis l’apaisait malgré elle. La tempête s’élève, une barque est en perdition. On pense bien que les bons pêcheurs du premier acte n’oseront pas lui porter secours. André, le beau douanier, profite du désarroi général pour venir montrer à Vita son nouveau galon et lui offrir un bracelet en argent fin. Ce douanier abuse du droit de l’égoïsme et Vita lui prouve, par son silence, combien il est insupportable. Il s’en va sans honte et l’Étranger survient, ramené par le danger, ordonne d’amener un canot, et va partir seul, personne ne voulant se dévouer avec lui. Vita s’élance, et dans un des plus beaux cris que l’amour ait jamais jeté, elle accompagne l’Étranger. Ils s’embarquent, disparaissent parmi la furie des lames, qu’ils n’ont plus le pouvoir de calmer. Un vieux marin suit leur lutte des yeux. Puis tout à coup, la corde qui les maintenait au rivage se rompt. Le vieux marin ôte son bonnet, en prononçant les paroles du De Profondis. Ces deux âmes ont trouvé le repos dans la mort qui, seule, eut pitié de leur impossible amour.

Libre celui qui cherchera d’insondables symboles dans cette action. J’aime à y voir une humanité que Vincent d’Indy n’a revêtue de symbole que pour rendre plus profond cet éternel divorce entre la Beauté et la vulgarité des foules.

Sans m’attarder à des questions de technique, je veux rendre hommage à la sereine bonté qui plane sur cette œuvre, à l’effort de volonté à éviter toute complication et surtout à la hardiesse tranquille de Vincent d’Indy à aller plus loin que lui-même.

Et si tout à l’heure je me plaignais de trop de musique, c’est que, çà et là, elle me paraît nuire à cet épanouissement complet qui orne d’inoubliable beauté tant de pages de l’Étranger. Enfin, cette œuvre est une admirable leçon pour ceux qui croient à cette esthétique brutale et d’importation qui consiste à broyer la musique sous des tombereaux de vérisme.

Le Théâtre de la Monnaie et ses directeurs se sont grandement honorés en montant l’Étranger avec un soin artistique digne de tous les éloges — peut-être aurait-on pu exiger une mise en scène plus rigoureuse. On doit bien être reconnaissant d’un acte qui, même à notre époque, demeure un acte de courage.

Je ne vois qu’à louer M. Sylvain Dupuis et son orchestre de leur compréhension si précieuse pour le musicien, M. Albert et Mlle Friché ont contribué au triomphe qui a salué le nom de l’auteur. Tout le monde, d’ailleurs, a montré un zèle touchant, et je ne vois pas pourquoi l’on ne féliciterait pas la ville de Bruxelles ?
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E. GRIEG.

M. E. Grieg est ce compositeur Scandinave qui fut si peu gentil pour la France lors de « l’Affaire… ». Dans une lettre en réponse à une invitation de M. Colonne à venir diriger son orchestre, M. Grieg déclara nerveusement qu’il ne voulait plus mettre les pieds dans un pays qui comprenait si mal la liberté… La France dut donc se passer de M. Grieg, mais il paraît que M. Grieg ne peut se priver de la France, puisque aujourd’hui il veut bien… passer l’éponge et les frontières pour conduire cet orchestre français, objet de son mépris Scandinave de jadis… Par ailleurs, « l’Affaire » se meurt et M. Grieg a près de soixante ans ! C’est un âge où doivent nécessairement s’apaiser les colères pour faire place à la douce philosophie du sage, qui contemple le jeu des événements en spectateur qui en a pesé et jugé l’irrésistible force. Et puis, on a beau être Scandinave : on n’en est pas moins homme… Il est dur de se priver de l’enthousiasme que Paris réserve si gentiment aux étrangers, dont plus d’un n’a même pas la valeur sonore de M. Grieg.

J’ai bien cru un moment que je n’allais pouvoir vous donner, sur la musique de Grieg, que des impressions de couleur !… D’abord, le nombre des Norvégiens qui fréquentent habituellement le Concert Colonne s’était accru du triple ; jamais il ne nous a été donné de contempler tant de cheveux roux et de chapeaux extravagants (les modes de Christiania me semblent retarder quelque peu). Puis, le concert avait commencé par la double exécution d’une ouverture intitulée Automne et d’une foule d’admirateurs de Grieg, dont un commissaire de police, plus zélé que mélomane, a envoyé l’enthousiasme prendre le frais sur les quais qui bordent la Seine. Maintenant, craignait-on une attitude contradictoire ?

Il ne m’appartient pas de l’affirmer, mais M. Grieg s’est attiré pendant un instant les épithètes les plus fâcheuses et du même coup je n’ai pu entendre ce morceau, tout occupé que j’étais de parlementer avec de brillants et sévères municipaux.

Enfin ! J’ai pu voir M. Grieg… De face, il a l’air d’un photographe génial ; de dos, une façon de porter les cheveux le fait ressembler à ces plantes appelées « soleil », chères aux perroquets et à ces jardins qui font l’ornement des petites gares de province. Malgré son âge, il est allègre et sec, et conduit l’orchestre avec une minutie nerveuse qui s’inquiète, souligne toutes les nuances, distribue l’émotion avec un infatigable soin.

On peut regretter que le séjour de M. Grieg à Paris ne nous ait rien appris de nouveau sur son art : il reste un musicien délicat quand il s’assimile la musique populaire de son pays, quoiqu’il soit loin d’en tirer le parti que MM. Balakirev et Rimski Korsakov trouvent dans l’emploi de la musique populaire russe. Ceci ôté, il n’est plus qu’un musicien adroit plus soucieux d’effet que d’art véritable. Il paraît que son véritable initiateur fut un jeune homme de son âge, un génie né qui promettait un grand musicien, quand il mourut à vingt-quatre ans : Richard Nordruck. Cette mort est doublement regrettable puisqu’elle priva la Norvège d’une gloire et Grieg d’une influence amicale qui l’aurait certainement empêché de s’égarer dans des chemins perfides… Autre part, Grieg assume un but pareil à « Solness le constructeur » (un des derniers drames d’Ibsen), « bâtir pour les enfants des hommes une maison où ils se trouvent chez eux et heureux… »

Je n’ai trouvé aucune trace de cette belle image dans ce que M. Grieg nous fit entendre hier. Maintenant, nous ne connaissons rien de ses dernières œuvres ? Peut-être sont-elles les « maisons heureuses » dont parle Ibsen ! En tout cas, M. Grieg ne nous a pas donné la joie d’y entrer ; l’accueil triomphal qu’il reçut hier peut le récompenser d’avoir pris la peine de venir en France. Que notre souhait le plus vif soit qu’il nous juge dignes, dans l’avenir, de nous trouver, sinon « chez nous », du moins heureux par sa musique.
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L’OUBLI.

Vraiment certains morts sont trop discrets et attendent trop longtemps la mélancolique réparation qu’est la gloire posthume.

Pour soulever le voile de la mort, il faut des mains scrupuleuses, et généralement les exhumations sont faites par des mains maladroites ou soupçonneuses, qui rejettent dans l’oubli ces pauvres fleurs funèbres, guidées par un vilain et secret égoïsme. À vrai dire, le monument de gloire qu’est J.-S. Bach nous cache Haendel : de celui-ci on ignore des oratorios plus nombreux que les sables de la mer ; comme ceux-ci ils contiennent plus de cailloux que de perles ; il n’en est pas moins sûr qu’avec de la patience et du goût, on y trouverait de l’intérêt.

Un autre maître (pour celui-là c’est l’oubli sans phrase), Alessandro Scarlatti, fondateur de l’École Napolitaine, est tout à fait stupéfiant par le nombre et la diversité des œuvres qu’il écrivit. On croit rêver quand on constate que, né en 1659, il avait écrit vers 1715 plus de cent six opéras ! sans compter tout ce qui peut s’écrire en musique. — Seigneur ! que cet homme devait être doué, et où pouvait-il prendre le temps de vivre ? — Nous connaissons de lui une Passion selon saint Jean qui est un petit chef-d’œuvre de grâce primitive, où la façon d’écrire les chœurs a la couleur d’or pâle, qui cernait si joliment le profil des vierges qu’on voit aux fresques du temps. C’est beaucoup moins fatigant à entendre que l’Or du Rhin, et l’émotion apaisée qui s’en dégage est doucement réconfortante. Je ne sais pas comment cet homme trouva le temps d’avoir un fils et d’en faire un claveciniste distingué. Il est encore goûté à notre époque sous le nom de Domenico Scarlatti.

Il y en a d’autres encore… Rassurez-vous, je n’ai pas l’intention de contribuer à l’histoire de la musique. Seulement je voulais insinuer qu’on a peut-être tort de jouer toujours les mêmes choses, ce qui peut faire croire à de très honnêtes gens que la musique est née d’hier, tandis qu’elle a un Passé dont il faudrait remuer les cendres : elles contiennent cette flamme inéteignable à laquelle notre Présent devra toujours une part de sa splendeur.
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CÉSAR FRANCK.

Les Béatitudes de C. Franck ne réclament aucun décor, c’est toujours de la musique, c’est au surplus toujours la même belle musique… C. Franck était un homme sans malice auquel d’avoir trouvé une belle harmonie suffisait à sa joie d’un jour. Et si l’on examine d’un peu près le poème des Béatitudes, on y trouve un lot d’images et de truismes capable de faire reculer l’homme le plus déterminé. Il fallait le génie sain et tranquille de C. Franck pour pouvoir passer à travers tout cela le sourire sur les lèvres ; un bon sourire d’apôtre prêchant la bonne parole et disant : « Laissez faire… Dieu reconnaîtra toujours les siens. » On n’en reçoit pas moins une impression bizarre à entendre la mélodie si particulière de C. Franck sur des vers qui déshonoreraient le moindre mirliton. Du reste, on a beaucoup parlé du génie de Franck sans dire jamais ce qu’il a d’unique, c’est-à-dire : l’ingénuité. Cet homme qui fut malheureux, méconnu, avait une âme d’enfant si indéracinablement bonne, qu’il put contempler sans jamais d’aigreur la méchanceté des gens et la contradiction des événements.

C’est ainsi qu’il écrivit ces chœurs trop facilement dramatiques, ces développements en grisaille fatigante et obstinée, qui nous semblent quelquefois déparer la beauté des Béatitudes, avec cette candeur confiante qui devient admirable lorsqu’il est face à face avec la musique, devant laquelle il s’agenouille en murmurant la prière la plus profondément humaine qui soit sortie d’une âme mortelle. — Jamais il ne pense mal, ni ne soupçonne l’ennui. Nulle trace de cette rouerie, flagrante chez Wagner, par quoi celui-ci rallume l’attention d’un public, parfois fatigué d’une trop continue transcendance, en exécutant une pirouette sentimentale ou orchestrale.

Chez C. Franck, c’est une dévotion constante à la musique, et c’est à prendre ou à laisser ; nulle puissance au monde ne pouvait lui commander d’interrompre une période qu’il croit juste et nécessaire ; si longue soit-elle, il faut en passer par là. Ceci est bien la marque d’une rêverie désintéressée qui s’interdit tout sanglot dont elle n’aurait pas éprouvé auparavant la véracité.

En cela C. Franck s’apparente aux grands musiciens pour qui les sons ont un sens exact dans leur acception sonore ; ils en usent en leur précision sans jamais leur demander autre chose que ce qu’ils contiennent. Et c’est toute la différence entre l’art de Wagner, beau et singulier, impur et séduisant, et l’art de Franck qui sert la musique sans presque lui demander de gloire. Ce qu’il emprunte à la vie, il le restitue à l’art avec une modestie qui va jusqu’à l’anonymat. Quand Wagner emprunte à la vie, il la domine, met le pied dessus et la force à crier le nom de Wagner plus haut que les trompettes de la Renommée. — J’aurais voulu mieux fixer l’image de C. Franck afin que chaque lecteur en emportât dans sa mémoire un souvenir précis. Il est juste de songer, parmi de trop pressantes préoccupations, aux grands musiciens et surtout d’y faire songer. J’ai pris l’occasion du Vendredi-Saint pour rendre hommage à l’un des plus grands, pensant que cet hommage répondait à l’idée de sacrifice qu’évoque la grandeur de l’homme dans la sainteté du jour.
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SIEGFRIED WAGNER.

M. Siegfried Wagner porte alertement le lourd héritage de gloire qu’a laissé son illustre père… Il n’a même pas l’air de s’en douter, tant son attitude sèche et minutieuse a de tranquille assurance. Sa ressemblance avec son père est grande, mais c’est une reproduction à laquelle il manque le coup de pouce de génie de l’original… Dans sa jeunesse on le destinait, paraît-il, à l’architecture ? Rien n’apprendra jamais si l’architecture a beaucoup perdu à ce qu’il ait obliqué par la suite vers la musique. On ne peut affirmer davantage que cette dernière y ait beaucoup gagné ? À tout prendre, c’est assurément d’un fils respectueux d’avoir tenu à continuer ce que le père avait commencé ; seulement, ces choses-là ne se font pas avec la facilité que l’on peut mettre à reprendre un commerce de bonneterie. Il n’est pas question que Siegfried ignore ce qu’il y a d’infranchissable pour lui dans l’œuvre de son père, mais le fait qu’il ait passé outre contient un sentiment où la plus enfantine des vanités se complique du désir d’honorer une chère mémoire par un travail dédicatoire. Il était d’autre part difficile d’échapper à l’atmosphère ensorcelante de Bayreuth et de ne pas essayer de boire le fond de la coupe du vieux magicien ; il n’est malheureusement resté que la lie du breuvage magique, et ça ne sent plus que le vinaigre. Ces réflexions me sont venues en écoutant les fragments du Duc Wildfang, comédie musicale en trois actes de S. Wagner. C’est de la musique honorable, sans plus ; quelque chose comme un devoir d’écolier qui aurait étudié chez R. Wagner, mais dont ce dernier ne se serait pas beaucoup inquiété.

M. S. Wagner, en jouant la Siegfried-Idyll, qu’il dirige fort bien du reste, aurait dû peut-être écouter le conseil persuasif de l’amour maternel qui monte doucement de cette œuvre. Elle lui conseillait d’aller libre et joyeux dans la vie, d’ignorer le souci et le désir décevant de la gloire. Elle murmurait son nom et l’entourait d’une lumière qui ne devait plus s’éteindre. Pourquoi a-t-il aspiré à des clartés nouvelles qui resteront douteuses et lui laisseront, malgré tout, le seul titre du fils de Richard Wagner, le seul enviable à mon avis ?

Pourtant, l’âme d’autrui est une forêt obscure où il faut marcher avec précaution. Siegfried Wagner doit avoir des raisons plus fortes que celles par quoi j’essaye de l’expliquer. Comme chef d’orchestre, il m’a paru inférieur à ce qu’exporte habituellement l’Allemagne. Entre autres : M. Weingartner est plus compréhensif et M. Nikisch plus décoratif. Puis, pourquoi tant de minutie dans l’exécution de la Symphonie en la de Beethoven ? ça la diminue en la rendant même un peu ridicule.
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RICHARD WAGNER.

La Société des Grandes Auditions de France ne m’a pas admis à l’honneur d’entendre l’exécution de Parsifal qu’elle vient de donner au Nouveau-Théâtre par les soins de M. Alfred Cortot. M. Cortot est le chef d’orchestre français qui a le mieux profité de la pantomime habituelle aux chefs d’orchestre allemands… Il a la mèche de Nikisch (celui-ci est d’ailleurs Hongrois) et cette mèche est attachante au dernier point par le mouvement passionné qui l’agite à la moindre nuance… Voici qu’elle tombe mélancolique et lassée aux endroits de douceur, de façon à intercepter toute communication entre M. Cortot et l’orchestre… puis voici qu’elle se relève fièrement aux endroits belliqueux… à ce moment M. Cortot avance sur l’orchestre et pointe un menaçant bâton, ainsi que font les « Banderilleros » lorsqu’ils veulent déconcerter le taureau… (Les musiciens d’orchestre ont un sang-froid de Groënlandais, ils en ont vu bien d’autres). Comme Weingartner, il se penche affectueusement sur les premiers violons en leur murmurant d’intimes confidences ; se retourne vers les trombones, les objurgue d’un geste dont l’éloquence peut se traduire ainsi : « Allons, mes enfants, du nerf ! Tâchez d’être plus trombones que nature », et les trombones dociles avalent consciencieusement leurs cylindres.

Il est juste d’ajouter que M. Cortot connaît Wagner dans ses moindres replis et qu’il est parfait musicien. Il est jeune, son amour de la musique est très désintéressé ; voilà assez de raisons pour ne pas lui tenir rigueur de gestes plus décoratifs qu’utiles.

Pour revenir à la Société des Grandes Auditions, a-t-elle voulu, en me privant de Parsifal, me punir de mon iconoclasie wagnérienne ? Craignit-elle une attitude subversive ou quelque bombe ?… Je ne sais, mais je penserais plus volontiers que ces sortes d’auditions sont faites pour ceux qu’un titre nobiliaire ou de haute société autorise d’assister à ces petites fêtes avec une élégante indifférence pour ce que l’on y joue. La sûre gloire du nom inscrit au programme y dispense d’avoir des lumières et permet d’écouter avec soin le dernier potin, ou de contempler le si joli mouvement de nuque qu’ont les femmes en n’écoutant pas la musique. Pourtant, que la Société des Grandes Auditions prenne garde !… Elle va faire de la musique de Wagner le dernier salon où l’on cause. À tout prendre, c’est agaçant, ce côté de l’art wagnérien qui a d’abord exigé de ses fidèles des pèlerinages coûteux, accompagnés de pratiques mystérieuses. Je sais bien que l’« Art-Religion » était une des idées favorites de Wagner et qu’il avait raison, cette formule étant la meilleure pour aliéner et retenir l’imagination d’un public, mais cela a mal tourné en devenant une sorte de Religion-Luxe qui forcément en excluait beaucoup de gens plus riches en bonne volonté qu’en métal… La Société des Grandes Auditions continuant ces traditions d’exclusivisme me semble aboutir à l’« Art-Mondain » (détestable formule). Wagner, quand il était de bonne humeur, aimait à affirmer qu’il ne serait jamais si bien compris qu’en France. Entendait-il par cela des exécutions purement aristocratiques ? Je ne le crois pas… (Le roi Louis II de Bavière l’agaçait assez déjà par des questions d’arbitraire étiquette ; sa sensibilité orgueilleuse était trop avertie pour ne pas savoir que la seule vraie gloire ne peut venir que d’une foule et non d’un public plus ou moins filtré et doré.)

On peut donc craindre que ces exécutions, dont le but avoué est la diffusion de l’art wagnérien, ne servent qu’à l’éloigner de la sympathie des foules, façon sournoise de le démoder. — Je ne saurais dire qu’elles hâteront sa fin totale, car il ne pourra jamais complètement mourir. Il subira le déchet fatal, mainmise brutale du temps sur les plus belles choses ; il en restera tout de même de belles ruines à l’ombre desquelles nos petits-enfants iront rêver sur la grandeur passée de cet homme auquel il n’a manqué que d’être un peu plus humain pour être tout à fait grand.

Dans Parsifal, dernier effort d’un génie devant lequel il faut s’incliner, Wagner essaya d’être moins durement autoritaire pour la musique ; elle y respire plus largement… Ça n’est plus cet essoufflement énervé à poursuivre la passion maladive d’un Tristan, les cris de bête enragée d’une Isolde ; ni le commentaire grandiloquent de l’inhumanité d’un Wotan. Rien dans la musique de Wagner n’atteint à une beauté plus sereine que le prélude du troisième acte de Parsifal et tout l’épisode du Vendredi-Saint, quoique à vrai dire la leçon spéciale que Wagner tirait de l’humanité s’y manifeste quand même dans l’attitude de certains personnages de ce drame : regardez Amfortas, triste chevalier du Graal qui se plaint comme une modiste et geint comme un enfant… Sapristi ! quand on est chevalier du Graal, fils de roi, on se passe sa lance à travers le corps, on ne promène pas une coupable blessure à travers de mélancoliques cantilènes, cela pendant trois actes. Quant à Kundry, vieille rose d’enfer, elle a beaucoup fourni de copie à la littérature wagnérienne ; j’avoue mon peu de passion pour cette pierreuse sentimentale. Le plus beau caractère dans Parsifal appartient à Klingsor (ancien chevalier du Graal, mis à la porte du Saint-Lieu pour des opinions trop personnelles sur la chasteté). Celui-ci est merveilleux de haine rancuneuse ; il sait ce que valent les hommes et pèse la solidité de leurs vœux de chasteté avec de méprisantes balances. Ce de quoi l’on peut arguer sans effort que ce magicien retors, ce vieux cheval de retour, est non seulement le seul personnage « humain », mais l’unique personnage « moral » de ce drame où se proclament les idées morales et religieuses les plus fausses ; idées dont le jeune Parsifal est le chevalier héroïque et niais.

En somme, dans ce drame chrétien, personne ne veut se sacrifier ! (le sacrifice est pourtant l’une des plus belles vertus chrétiennes) et si Parsifal retrouve sa lance miraculeuse, c’est grâce à cette vieille Kundry, la vraie sacrifiée dans cette histoire ; double victime offerte aux manigances diaboliques d’un Klingsor et à la sainte mauvaise humeur du chevalier du Graal. L’atmosphère en est certainement religieuse, mais pourquoi certaines voix d’enfants ont-elles de si louches enroulements ? (Pensez une minute à ce que cela aurait pu contenir d’enfantine candeur si l’âme de Palestrina avait pu en dicter l’expression ?)
Tout ce qui précède ne regarde que le poète qu’on a coutume d’admirer chez Wagner et ne peut atteindre en rien la partie décorative de Parsifal ; elle est partout d’une suprême beauté. On entend là des sonorités orchestrales, uniques et imprévues, nobles et fortes. C’est l’un des plus beaux monuments sonores que l’on ait élevés à la gloire imperturbable de la musique.
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