Jérôme Delafosse, ce nom vous dit quelque chose ? Jérôme est grand-reporter, photographe, réalisateur de reportages et de documentaires, scaphandrier professionnel. Il participe à des fouilles archéologiques sous-marines, et s'intéresse à des sujets aussi variés que les vestiges du palais englouti de Cléopâtre et la bioluminescence produite par les animaux marins des grandes profondeurs… Et quand il remonte de la fosse (clic ! clic ! (onomatopée de clin d'oeil) jamais on n'a dû lui faire, celle-là), accessoirement, il écrit des thrillers.
Les larmes d'Aral est son deuxième roman.
Je l'avoue, c'est moins la renommée de l'auteur que le pitch alléchant de la quatrième de couverture qui m'a fait choisir ce roman dans le cadre de la dernière opération Masse Critique de Babelio : IRA, DGSE, DST, Quai des Orfèvres… Belfast, Londres, Amsterdam, Paris… et Ouzbékistan ! Beau voyage en perspective ! Ajoutons encore « manipulations scientifiques » et « secret d'état » pour faire bonne mesure, et nous voilà devant un produit bien formaté.
Ce roman tient-il ses promesses ? Assurément, mais il y a du bon et du moins bon, allez, on est là pour ça après tout, faisons le tri, en commençant par le bon. le style est vif et alerte, le rythme soutenu, je pense que certaines scènes sont dignes d'anthologies. On a affaire à un thriller, que dis-je, à un page-turner ! Car thriller, ça devient en effet un mot un peu trop galvaudé, routinier, presque plan-plan, maintenant on doit dire page-turner. Si, défenseur des belles causes déjà perdues d'avance (comme moi), vous voulez proposer un mot français pour remplacer page-turner, allez donc sur WikiLF, il existe un endroit pour ça sur le site.
Bref, oui, des scènes d'anthologie, j'insiste. Par exemple la filature en voiture dans le XIXe arrondissement (dans mon quartier, en fait) : on est aux côtés de Raphaël et Drago filmés par Paul Greengrass. J'ai d'ailleurs jeté un oeil discret par la fenêtre pour voir si Jason Bourne n'allait pas apparaître au coin de la rue.
Autres jolis morceaux de bravoure : l'interrogatoire surréaliste d'un témoin dans un sordide cachot du Karakalpakstan (j'ai vérifié, ce pays existe bien, mais il aurait fallu mettre un i après le k en français) et la description hallucinante des rivages asséchés de la mer d'Aral, parsemés de carcasses de navires échoués et rongés par le sel.
Le roman est incontestablement documenté, voire parfois même un peu démonstratif. Sur fond de guerre des polices et de guerre froide, on y évoque les débuts d'Al-Qaïda et le « suicide » de François de Grossouvre, le cimetière où est enterré Bobby Sand et les expériences interdites de l'île de Vozrozhdeniya. On visite la prison irlandaise de Long Kesh et la prison ouzbèke de Zhaslyk (il est beaucoup question de prisons dans ce roman). On apprend que la DST est située au 7 rue Nélaton et la DGSE au 141 boulevard Mortier. On s'extasie devant l'élégance de la théorie des cordes, l'astuce des trous de ver rongeant l'Univers et la beauté froide du fond diffus cosmologique, tout ça est tellement merveilleux qu'il y a là en effet de quoi faire tourner la tête au pire des psychopathes férus de sciences (ou au pire des savants atteints de démence, c'est selon).
On touche ici du doigt les côtés gênants du livre : un scénario contorsionniste et capillotracté, une clé de voute fragile soutenant tant bien que mal un assemblage hétéroclite, un catalogue à la
Prévert, où des paupières tatouées et la Constellation des Pléiades servent de GPS, culture et confiture. le récit, forcément de bric et de broc, trimbale ses incohérences jusqu'au bout sans jamais trouver sa solidité d'ensemble (un exemple d'incohérence parmi d'autres : pourquoi attirer Sinead McKeown dans un piège à Amsterdam pour transporter ensuite son corps en banlieue parisienne afin que Raphaël puisse la sauver ?). L'explication finale m'a paru tortueuse et peu crédible, façon pirouette et cacahouète, et je suis resté sur ma faim. Un peu de simplicité n'aurait sans doute pas nuit à crédibilité de ce récit. Cohérence, vraisemblance et économie de moyens ne sont sans doute pas les préoccupations majeures d'un auteur de page-turners. Sans bouder mon plaisir, et en acceptant la loi du genre, je me suis néanmoins plongé avec facilité et indulgence dans ce roman de Delafosse, dont la conclusion m'a laissé un peu sceptique (clic !)