Citations sur Les enfants du Jacaranda (75)
Dans la nouvelle prison, la prière faisait partie intégrante de leur éducation. On les avait transférés ici pour en faire des hommes très pieux, craignant Dieu. Mais dans cet univers de violence et de folie, Dieu n'était pas celui qu'Amir redoutait le plus.
Qu'avait-elle fait ? Elle avait fait naître un enfant dans un monde où ce n'était pas sa mère qui le tenait dans ses bras la première, mais une gardienne de prison.
Elle avait cru qu'emmener sa fille si loin serait l'étape suprême pour la protéger du passé, de la mort et du sang. Si loin de l'Iran, elles pourraient vivre en paix, le bonheur de Sheida serait garanti, et tout, d'une manière ou d'une autre, serait plus facile.
La vie, ce peut être de décider de se rendre ou non à l'opéra, de mettre de l'argent de côté. La vie peut être amusante, dénuée de peur et d'horreur. Une existence où l'on n'est pas forcé de toujours se battre, de résister, de se débattre, où l'on n'est pas perpétuellement obligé de tester les limites de son courage, de sa lâcheté.
Leurs voix rebondissaient sur les nombreuses épaisseurs de rideaux tirés pour empêcher le bruit de filtrer dans les rues. Les rues où des hommes armés patrouillaient dans le silence de la ville, à l'affût de signes de bonheur à réprimer, cherchant à faire taire par le fouet le rire interdit d'une révolution.
Elle se demande si elle se serait assise à la même table que lui, leurs mondes parallèles et pourtant lointains se rencontrant, s'ils avaient été en Iran. Elle n'en est pas sûre. Elle n'est pas sûre non plus que l'occasion se serait présentée. Elle sait qu'en d'autres lieux, dans une autre vie, il aurait pu être son ennemi.
Il aurait été là-bas aussi loin d'elle qu'il est proche d'elle en Italie aujourd'hui, car ici, à des milliers de kilomètres l'Histoire cesse d'être aussi atrocement personnelle. Elle devient quelque chose que l'on voit au journal télévisé. Les mots sont plus faciles à prononcer, plus légers. Les gestes sont moins inhibés, les regards moins instinctivement prudents, les sentiments moins éreintants, ils sont moins mêlés de la honte, des reproche, du désir de vengeance et de rédemption d'une nation entière.
- Voilà ton enfant, dit-il.
Jamais, de toute sa vie, Amir n'avait été aussi conscient des battements de son cœur et du sang qui se précipitait dans ses veines que lorsqu'il écarta la couverture et vit deux grands yeux marron qui le regardaient, ainsi que le duvet doux et brun sur le front de sa fille. Quelques gouttes de pluie tombèrent sur son visage et elle cligna des yeux, ouvrant la bouche. Amir la contempla, sidéré. Il la tenait sans faire le moindre mouvement, comme brusquement paralysé.
Trois minutes plus tard, le gardien revient et lui arracha l'enfant. Et Amir fut reconduit dans sa cellule, tremblant.
Sa mère ne demandait jamais à Sheida si elle se rappelait quoi que ce soit de son père. Enfant, Sheida attendait en silence un signe de sa mère qui l'autoriserait à laisser libre cours à son terrifiant besoin de savoir, son besoin de parler de son père. Mais aucun signe ne venait. Elle souffrait de ne pas se souvenir, souffrait à cause de ce vide. Et sa mère ne lui demanda jamais la cause de sa souffrance. Elle n'en sut jamais rien.
Elle ne peut pas revenir après tant d'années et exiger de s'approprier le présent,de le faire sien.
La vie, ce n'est pas avoir oublié comment écrire et s'en contenter.
Toute cette histoire est une prison. Nous sommes tous dans une grande prison.