Citations sur La cavalcade des enfants rois (9)
La pluie de septembre douce et fluide accompagnait la fin du jour et tissait sur les vitres du camion cellulaire une ombre passagère. Le chauffeur sifflotait de temps à un air à la mode;seulement quelques notes: elle semblaient suffire à son bonheur.
Elle ouvre les yeux et d'un geste fébrile sort de son sac à main le bloc-notes dont elle ne sépare jamais.
Il lui tarde de consigner une phrase qui vient de surgir dans sa tête,par crainte de l'oublier.Elle trace les lettres d'une main nerveuse,referme le bloc ,le replace dans le sac,se rencogne contre le siège, ferme les yeux ,laisse glisser un frêle sourire sur ses lèvres et attend que vienne le sommeil, à l'écoute des moteurs de l'avion qui grondent en montant à l'assaut du ciel.
Qu'avait-elle écrit qu'il lui était si urgent de noter?
Ç' EST PAS CROYABLE CE QUE JE SUIS HEUREUSE.
Avait-elle peur ? La réponse est non. Ce qui ne veut pas dire qu’elle était exceptionnellement courageuse. Un subtil dosage d’inconscience comme en ont tous les enfants et de goût pour l’aventure. Où était la peur ? Où était la guerre ? Elle rejoignait Tristan sans le savoir dans l’impression de l’invisibilité de la guerre et ce n’était pas le soldat aperçu qui aurait de quoi l’effrayer.
— Je ne veux plus vivre. Voilà la vérité. J’ai fini par le comprendre. A la maison d’éducation, c’est comme si j’étais déjà mort, et ça me va bien. Là où vous vous rendez, il faudrait que je me remette à vivre. C’est trop compliqué. Et puis, autre chose. Je serai toujours un orphelin. Même si je deviens un monsieur important un jour, forcément quelqu’un me rappellera que j’ai été rejeté, oublié, abandonné. En un mot qu’on n’a pas voulu de moi…
Ils luttaient contre la rumeur qui avait d’abord couru la campagne pour devenir une certitude au fil du temps passé. On arrêtait les Juifs. On arrêtait les enfants juifs. Qu’on arrêtât les adultes était pour cette jeunesse combattante déjà incompréhensible, mais que l’on pût faire subir aux enfants le même sort relevait pour eux de l’innommable et de l’immoral.
Autour de la table, à l’écoute de la créatrice du mouvement, rien ne les différenciait. Seule comptait l’action qui les unissait. Leur engagement se lisait à la gravité qui marquait les visages. Le combat contre l’envahisseur n’avait en rien gommé la fraîcheur de la jeunesse, le pouvoir de s’extasier, et encore moins le goût pour la plaisanterie.
Quatre gestapistes parlaient à voix basse en français. Ils marchaient de long en large, les mains aux poches, le menton levé, marquant ainsi l’arrogance que leur pouvoir leur conférait. L’un d’entre eux laissait une cigarette se consumer entre ses lèvres ; tous abordaient cet air de suffisance dont se parent les médiocres. Des nuages d’un gris sale apparurent dans le ciel sans teint. Ils s’arrêtèrent au-dessus de l’esplanade, comme s’ils voulaient dissimuler à Dieu la basse manœuvre de ses créatures.
La pluie meurtrissait le cou des jeunes résistants et couvrait leur face d’un masque d’eau. Insensibles en apparence aux éléments, ils collaient les affiches à des endroits que la pluie n’avait pas encore maculés de vagues cinglantes. Le texte dont elles étaient porteuses appelait la population à résister par n’importe quel moyen.
Pour autant ,le cortège de la mort se trouvait à une courte distance.Si courte,même, qu'il suffirait aux chiens de se remettre à courir droit devant eux et les évadés seraient rattrapés dans l'heure.
Un coup d'oeil de Tristan à Julien lui fit comprendre que son ami était lui aussi à bout de force.Tout l'indiquait : les battements convulsifs des paupières ,la bouche ouverte ,la face broyée sous le masque de l'effort,les ridelles de transpiration à la hauteur des tempes et marbrant les joues.Les épaules se soulevant à un rythme trop rapide pour tenter de récupérer le maximum d'air afin d'alimenter des poumons proches de l'asphyxie.