Citations sur Madame Diogène (19)
Elle relève la tête et jette un coup d’œil à ce qui reste visible du miroir et qui lui semble d'abord une autre eau, verticale.
Quelqu'un est là.
Elle y reconnaît la vieille. Encore là.
Elle la regarde dans les yeux. Elle en a peur. Elle a peur de cette présence furtive, qu'elle croise ici tous les jours, sans jamais vraiment s'y attendre. Après persistera l'impression que quelqu'un habite avec elle, la suit, d'un pas à peine, moins que d'un pas, que quelqu'un habite au-dedans d'elle, la suit, comme une ombre intérieure.
Elle a peur de ce regard qui, dès qu'elle passe là, dès qu'elle relève la tête, la regarde et la reconnaît.
Monsieur Jean lui tend un carré de mouchoir impeccable, dont un angle céruléen pointait jusque-là hors de sa poche de chemise. L'Assistante secoue d'abord les mains devant ses narines, s'exclamant:
-Mais comment faites-vous pour vivre avec cette puanteur, c'est odieux.
Elle, elle ne pourrait pas, tout mais ça non, elle ne pourrait pas.
Elle garde le mouchoir sur son nez, Monsieur Jean fait un geste d'abandon, il le lui cède. Et alors que peu à peu des pas s'éloignent, que des portes grincent, se referment, la voix de Monsieur Jean monte peu à peu et résonne dans le vide de la cage d'escalier :
-L'odeur, oui ! Mais l'odeur n'est rien, Madame. Le pire, c'est les cafards.
p.60 "Il n'est pas là. il n'est plus là. Il n'y a plus rien. Qu'elle, les choses et le vide sous les choses, dans les choses, et le vide au-dessus des choses et en elle. Le vide incomparable, partout."
p.38 "Elle entend des voix mauvaises parfois. Elle ne sait pas d'où elles viennent : du dedans d'elle ou du monde. Remontent-elles des différents étages de sa vie - est-ce qu'elle n'est pas elle-même tout l'immeuble, murs et voix, l'avenue et la ville."
"Elle est de nouveau cette vieille perdue, sale, puante, engluée dans les choses, qui ne sait plus ce qu'elle fut, qui ne sait plus que l'oubli et l'angoisse.
La travaille, comme parfois le plus désespéré des grands singes, le remords d'exister.
Elle a six fois six mille ans."
Elle est, elle, dans son trou sombre, blottie tout au fond du présent. Songeant aux minutes qui en elle, une à une, hautes comme des heures, s'effondrent.
En vérité, quand ils se seront débarrassés d'elle, quand recommencera la guerre, quand tous se saigneront les uns les autres, ils s'endormiront dans les larmes, ceux-là qui chassaient l'araignée de leur séjour, mais dans leur cœur hébergeaient des scorpions. (page 110)
Des lambeaux de phrases s'accrochent à ses habits, qu'elle entraîne ici et là, qu'elle retrouve, qu'elle enfouit, qu'elle mange, qui se mélangent, qu'elle oublie. Autour, les mouches - comme la chair agglutinée des mots qui s'échapperait des pages déchirées. Elle en aperçoit deux, frétillant ensemble ; qui convolent, se séparent.
Longtemps elle attendit, reste d'espérance humaine attaché au fond d'elle comme un morceau de beurre brûlé au fond de la poêle, qu'un inconnu entre chez elle sans frapper, qu'il la reconnaisse, l'appelle par son nom, l'apprivoise, la caresse, qu'il fasse chez elle sa demeure. L'attendit comme la plaine attend la neige.
Maintenant elle ne sait plus. Elle n'attend plus personne. Elle n'attend plus rien maintenant. Et les seuls hôtes qui prennent ici leurs aises sont les quelques fantômes qui peuplent ses nuits, dont elle reconnait par éclairs les figures.