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Critique de Aquilon62


Pessimistes enthousiastes ou Optimistes désenchantés ?

Voilà comment on pourrait résumer les iraniens qui ont jalonné le voyage de François Henri Désérable sur le trace de Nicolas Bouvier.
En 1963 ce dernier fait paraître "l'usage du monde" , livre qui raconte son périple qui commence en juin 1953, à l'âge de 24 ans, et qui pendant un an et demi, le mènera dans un voyage à travers la Yougoslavie, la Turquie, l'Iran et jusqu'en Afghanistan en Fiat Topolino avec son ami Thierry Vernet.
Dix ans plus tard, il publie ce livre à compte d'auteur, sans beaucoup d'audience. Elle arrive vers la fin de sa vie - il meurt en 1998. Aujourd'hui, cet ouvrage est considéré comme un des grands classiques du récit de voyage.

Le second publie "l'usure d'un monde"
Une syllabe qui change tout, une locution qui change tout.
L'usure d'un monde : l'usure du monde de la République islamique, de ce régime des mollahs et des gardiens de la révolution
Chaque livre à une histoire, une anecdote, un élément déclencheur, pour François-Henri Désérable :
"L'Usage du monde était devenu ma Bible. L'Évangile de la route selon saint Nicolas. Un après-midi de printemps, à Cologny, en banlieue de Genève, dans une maison blanche aux volets verts, je rencontrai Manuel, son fils cadet. Il me dit comment Nicolas écrivait de la main gauche au feutre noir en écoutant Debussy ; il me montra ses globes, sa bibliothèque, l'exemplaire de L'Usage du monde, « cette vieille histoire triste et gaie », dédicacé par la main de son père. Puis nous étions allés sur sa tombe, la tombe de saint Nicolas : pas de dalle, une plaque minuscule (Nicolas Bouvier, 1929-1998), quatre lattes en bois qui formaient un rectangle recouvert de graviers, une Fiat Topolino miniature en fer-blanc laissée par une main anonyme, en même temps qu'un galet sur lequel on pouvait lire : « Et maintenant, Nicolas, enseigne-nous l'usage du ciel. » C'était le 16 mai 2019, et je m'étais juré qu'un an plus tard je partirais sur ses traces. J'irais en Iran."

Et au gré des aléas de ces dernières années, c'est décidé ce sera fin 2022....sauf que entre temps
" une jeune fille iranienne originaire du Kurdistan rend visite à son frère, qui vit à Téhéran. Son voile ne couvre pas assez bien ses cheveux, en tout cas aux yeux des deux agents de la police des moeurs qui patrouillaient dans le coin, et qui la font monter à l'arrière d'un fourgon. Motif : « port de vêtement inapproprié ». Son frère et son cousin protestent, mais les agents les rassurent : c'est l'affaire d'une heure tout au plus, le temps de lui rappeler le code vestimentaire en vigueur. Un peu plus tard, on retrouve la jeune fille à l'hôpital, dans le coma. Les autorités prétendent qu'on ne lui a rien fait, qu'on ne l'a pas touchée, qu'elle s'est effondrée d'elle-même comme se fane une rose, c'est si courant chez les jeunes filles de vingt-deux ans. Un scanner cérébral montre une fracture osseuse, une hémorragie et un oedème – tout laisse à penser qu'on lui a porté des coups répétés à la tête. Et puis ses codétenues sont formelles : à bord du fourgon, les agents l'insultaient, et en garde à vue ils l'ont si bien tabassée qu'elle a perdu connaissance. Quelques jours plus tard, à Saqqez, au Kurdistan iranien, les funérailles de la jeune fille donnent lieu à une manifestation que disperse la police. Mais le nom de Mahsa Amini passe de lèvres en lèvres et bientôt tout le pays le murmure, puis le gueule à pleins poumons dans les rues, sur les places, dans les universités de Téhéran, d'Ispahan, de Mahabad ou de Tabriz"

Et l'auteur decide de partir quand même, et nous livre "son récit de voyage".

Car ce livre va bien plus loin
Ce livre c'est un son,
ou plutôt un cri qui devient un écho

repris par tout un pays
"Elle a pris une grande inspiration, a mis ses mains en cornet, et, aussi fort qu'elle le pouvait, elle a crié : Marg bar dictator ! – « Mort au dictateur ! » Pendant une seconde, pas plus – mais c'était l'une de ces secondes qui s'étirent, une seconde élastique –, je suis resté interdit, stupéfait par son audace, et, plutôt que de joindre ma voix à la sienne, de passer un bras fraternel autour d'elle, de mettre un poing en l'air et de crier à mon tour, instinctivement, presque sans réfléchir, j'ai fait un pas de côté. Je me suis tu, et j'ai fait comme si je n'étais pas avec elle. La rue était presque vide, il n'y avait que deux hommes un peu plus loin devant la porte d'un immeuble, pourtant j'ai pris peur. J'ai eu peur que ces deux hommes ne soient des agents du régime, ou que des agents du régime n'arrivent en trombe sur leur moto, peur de me faire tabasser, et de me faire arrêter, et de finir en prison, et d'y rester pour longtemps. Cela n'a duré qu'un instant, je ne suis même pas sûr que Niloofar s'en soit aperçue, mais moi, cette petite lâcheté, cette démission du courage m'a fait honte, oui, j'ai éprouvé de la honte à m'être écarté de cette fille à côté de qui un instant plus tôt je marchais, avec qui je parlais, et qui, de la manière la plus éclatante, venait de me démontrer ce que c'était vraiment, en avoir.Au troisième étage d'un immeuble, quelqu'un a ouvert sa fenêtre et a crié : « Mort au dictateur ! » Puis les deux hommes un peu plus loin dans la rue ont crié : « Mort au dictateur ! » Puis une voiture qui passait a klaxonné, et son chauffeur a baissé la vitre pour crier : « Mort au dictateur ! » Puis on a entendu des « Mort au dictateur ! » qui venaient d'une rue parallèle : c'était l'écho amplifié, prolongé, répété du cri de Niloofar, qui se propageait dans les rues de la ville. C'était le merveilleux écho de Téhéran. C'était la nuit, traversée d'un éclair."

Il y fait des rencontres marquantes, au delà d'une cartographie du pays c'est une cartographie de son peuple, il tord le coup un un certain nombre d'idées reçues. On a pu entendre dire que la peur avait changé de camp, mais l'on s'en faut, elle s'est peut-être juste instilée à minima dans le camp des dirigeants. Mais la peur reste présente au point que les filles de vingt ans ont moins peur de la mort que de la prison.
42 jours de périple qui nous livrent un témoignage fort, vivant empreint du courage de la population, qui inscrit « Zan, Zendegui, Azadi » (Femme, Vie, Liberté) sur les murs de la ville
La force de l'écriture de l'auteur c'est de nous livrer des scènes décrites avec beaucoup de simplicité, et qui se révèlent des situations graves et émouvantes, et qui font sentir et ressentir au lecteur toute la souffrance de ce peuple auquel rien n'est épargné depuis plus de quarante ans. Mais la force de ce récit, c'est l'alternance entre ces passages éprouvants, et d'autres bien plus légers, voire pour certains drôles.

L'auteur en profite également pour y glisser une pointe de cynisme
" Chez nous, en Europe, on voyait des influenceuses lifestyle apporter leur soutien au peuple iranien dans des stories Instagram, pour nous vanter, dans les suivantes, les mérites d'un rouge à lèvres ou d'une crème hydratante, code promotionnel à l'appui. Celles-là, Firouzeh et moi étions d'accord : on les conchiait. Et puis il y avait celles qui se coupaient une mèche de cheveux en solidarité avec les femmes iraniennes. Investissement minimal, pensait Firouzeh, pour rendement maximal : ça demandait peu de temps, ça ne présentait aucun risque, ça rapportait des likes et ça donnait bonne conscience. Elle, tout ceci l'écoeurait ; moi, je ne savais qu'en penser. Un jour, j'étais de ceux qui croyaient possible – et pas seulement possible : préférable – d'être révolté par les malheurs du monde sans en faire l'étalage, et je me disais qu'il y avait quelque chose de vulgaire et d'indécent à se parer publiquement d'indignation vertueuse"

Un image peut tout résumer celle qui s'intitule" Ispahan, sortie de métro. Le passé de l'Iran, deux pas derrière son futur.". A défaut de lire ce livre ce qui serait à mon sens erreur, feuilletez-le et cherchez cette photo vous aurez sous les yeux l'Iran.
Et cette phrase qui revient comme un leitmotiv : " derrière chaque personne qui meurt battent mille autres coeurs."
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