L'usage du monde, est une sorte de récit de voyage magnifique, écrit par Nicolas Bouvier, teinté de poésie. C'est l'histoire d'un jeune homme bourgeois parti de Suisse en juin 1953, à bord d'une vieille Fiat Topolino vers l'Est, vers la Yougoslavie, la Turquie, l'Iran, le Pakistan, avec son ami, peintre, Thierry Vernet, dont le récit est illustré de ses dessins merveilleux. C'est un voyage qu'il serait impensable de refaire aujourd'hui sur le même itinéraire et dans des conditions identiques.
L'usage du monde, voilà un ouvrage qui m'a donné envie en 1989 de partir, presque dans la même direction, l'Est, mais plutôt l'Inde et le Népal en ce qui me concerne. À défaut d'emprunter une vieille Fiat, je dois avouer que j'avais pris l'avion jusqu'à Delhi. Et ensuite des autocars, des trains et un sac à dos, en passant par le Penjab et le Cachemire puis Bénarès, jusqu'à Katmandou. Et pourtant, c'était bien ce récit, L'usage du monde, qui m'avait donné envie de prendre la tangente pour ne serait-ce que cinq semaines, eux étaient partis pour deux ans... Ce n'était pas pour moi un voyage touristique, c'était juste une manière de partir très loin, là-bas.
Dès le début de son récit, Nicolas Bouvier dit que son voyage se passe de motifs. Au départ, Je n'ai pas bien compris ce propos lorsque je suis parti. On part toujours pour quelque chose, ou à cause de quelqu'un. Mais aujourd'hui, je comprends peut-être mieux l'intention de cette pensée...
Je pense qu'il voulait rencontrer le monde. Ses mots magnifiques, empreints d'une très grande poésie, nous transportent, nous projettent jusqu'au bout du monde.
Ici, dans ce texte, j'ai perçu très rapidement une invitation à nous alléger. S'alléger de nos vies, de notre passé. Peut-être du futur aussi. En effet, le voyage allège. Pas tout de suite il est vrai. Il faut attendre quelques jours, le temps que le voyage fasse son travail de décantation avec les jours et les paysages d'avant...
C'est aussi une invitation à se rencontrer soi-même. Les voyages permettent d'aller à la rencontre de soi-même. Je pense que Nicolas Bouvier a pu se rencontrer, face à lui-même dans ce long voyage.
C'est aussi la rencontre de ce qui est différent de nous. Les voyages nous amènent à ce qui est différent de nos vies. Nicolas Bouvier donne ce ton, offre cette différence.
C'est un texte qui nous concerne. Qui nous interpelle. Il est très accessible. Je pense qu'il est toujours actuel, soixante ans plus tard. C'est une littérature placée dans l'âme des gens. Nous avons l'impression de traverser l'âme du monde mais aussi l'âme d'un écrivain, l'âme de son auteur, Nicolas Bouvier.
Dans ce texte, on y croise les musiques du monde et puis aussi les cuisines, les saveurs. La cuisine, les odeurs sont importantes lorsqu'on voyage, cela permet de faire le lien entre celui qui arrive et celui qui reçoit. Je me rappellerai toujours d'un plat fortement épicé chez des hôtes du Cachemire et leurs regards hilares lorsqu'ils ont vu mon visage se décomposer sous la force des épices. Je me souviens aussi d'un merveilleux thé offert avec un beurre rance de yack, lors de la cérémonie d'un enterrement de vie de garçon, dans une maison de Srinagar. Je me souviens d'avoir dansé avec le père du futur marié.
Dire les choses autrement, une musique entendue, un plat qu'on partage entre convives aux confins de l'Iran avec la neige tout autour, des gestes du quotidien, que l'auteur nous restitue dans leurs fragrances... Il y a des odeurs, des saveurs, des bruits... C'est une exploration des sens. C'est un texte sensoriel, sensuel. Il touche le monde par tous les sens.
Et puis il y a cet instant cocasse qui surprend l'écrivain et le peintre un jour dans leur voyage : des tortues qui se livrent dans leurs amours d'automne, dans le choc entremêlé de leurs carapaces... J'ai alors pensé que les animaux n'étaient pas tous sur le même pied d'égalité, s'agissant de leurs pérégrinations nuptiales...
L'écriture de Nicolas Bouvier nous parle aussi de la condition humaine, l'ineffable, l'impossible à dire. Ce qu'on ne peut pas dire sur le mystère de la condition humaine, alors on avance par petites touches, par impressions, de manière instantanée... Finalement, avance-t-on autrement dans nos vies singulières et parfois tourmentées ?
Le monde nous offre des choses extraordinaires, des moments fabuleux, nous sommes trop petits devant cela. Nous les vivons durant l'immanence de l'instant, mais nous ne savons pas les garder. C'est là que l'écrivain revient plus tard pour tenter de retrouver les mots justes, rattraper ces instants qu'on croyait éphémères.
Un voyage est aussi quelque chose de fragile. Il ne faut jamais l'oublier.
Sé dépouiller pour entendre la polyphonie du monde, être l'écho du monde. Nicolas Bouvier est généreux lorsqu'il nous restitue cette polyphonie du monde, au plus simple et au plus juste. Il traverse des mondes et nous en restitue avec grâce les sons, les murmures, les voix, les musiques...
Il rappelle d'une manière convaincante que les voyages et la lecture peuvent changer nos vies.
Comment restituer des années plus tard des impressions si vives sans passer par l'imaginaire. Il y a le travail de l'écrivain. Il y a le travail de l'ami, Thierry Vernet, peintre. Une perception du monde, picturale, qui va à l'essentiel. Ils vont tous les deux à l'essentiel. Ne jamais s'attacher à l'exotisme.
Ils ont connu des galères, leur voiture en panne, la prison aussi. Je me souviens d'un éboulement dans la montagne à cause de la mousson, sur le route entre le Penjab et le Cachemire, qui faillit à quelques secondes près emporter le bus dans lequel je voyageais vers le ravin en contrebas où les carlingues d'autres autocars gisaient. C'est en voyant une femme se prosterner à genoux et prier dans l'allée du car que j'ai compris le danger qui venait de nous effleurer. Je me souviens avoir été pris en otage avec un couple de bretons durant une journée entière par des sikhs intégristes à Agra, la merveilleuse ville du Taj Mahal, pour une banale histoire de pierres semi-précieuses qu'on refusait de leur acheter... Je me souviens de notre course éperdue dans les rues d'Agra pour fuir leur maison, récupérer nos affaires à l'hôtel, gagner la gare au plus vite et prendre le train pour Bénarès. Je n'ai jamais couru aussi vite depuis.
C'est l'aventure d'un voyage qui dépouille un peu plus.
Percevoir le monde en allant à l'essentiel. Être le plus proche des choses. Il écrit son voyage comme un peintre aussi.
Est-ce le voyage qui fait l'écrivain ? Lorsque la mémoire revient sur les lieux du voyage, longtemps après, il y a les mots qui s'impriment, habités sans doute par l'imaginaire, mais aussi d'une émotion retrouvée lorsqu'on ferme les yeux et qu'on revient quelques instants plus tard sur ses pas...
Epuiser le tremblement du monde. Montrer ce qui compose le monde et montrer aussi le silence, le rythme, les blancs, tout ce qu'on ne peut dire et qu'existe malgré tout.
Plus tard, au retour de mon voyage, il me restait des photos que je contemplais avec nostalgie. Mais que disait-elle ? L'essentiel était peut-être ce que je pouvais en dire, écrire aussi... Laisser une trace avec des mots.
Trouver les mots justes et en même temps laisser le silence avec ce qu'il a à dire.
Nicolas Bouvier a toujours une distance pleine de tendresse sur les pays visités.
Nicolas Bouvier est un passeur. Il a envie de transmettre ce ressenti du voyage. Tendre la main. Nous sommes prêts à la saisir sans hésiter. Passer vers l'autre rive...
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Au journal de Bouvier, cette édition soignée et fidèle à l'original joint les dessins à l'encre du talentueux Vernet — « mon frère jumeau », disait l'écrivain.
Lire la critique sur le site : Telerama
Visiter l'Afghanistan est encore un privilège. Il n'y a pas si longtemps, c'était un exploit. Faute de pouvoir tenir solidement le pays, l'armée anglaise des Indes bloquait hermétiquement les accès par l'est et par le sud. Pour leur part, les Afghans s'étaient engagés à interdire leur territoire à tout Européen. Ils ont presque tenu parole et s'en sont fort bien trouvés. De 1800 à 1922, c'est à peine si une douzaine de risque-tout (déserteurs des régiments du Bengale, illuminés, agents du Tsar ou espions de la Reine déguisés en pèlerins) sont parvenus à forcer la consigne et à parcourir le pays. Les savants étaient moins heureux. Faute de pouvoir franchir le Khyber Pass, l'indianiste Darmesteter, spécialiste du folklore pathan, en fut réduit à chercher ses informateurs dans les prisons d'Attok ou de Peshawar. L'archéologue Aurel Stein attendit vingt et an ans son visa pour Kaboul, et le reçut juste à temps pour aller u mourir.
...cette fois, le monde à changé d'échelle, c'est bien l'Asie qui commence !
Parfois on distingue la tache beige plus pâle d'un troupeau contre le flanc d'une colline, ou la fumée d'un vol d'étourneaux entre le route et le ciel vert. Le plus souvent, on ne voit rien... mais on entend - il faudrait pouvoir "bruiter" l'Anatolie - on entend un lent gémissement inexplicable, qui part d'une note suraiguë, descend d'un quarte, remonte avec beaucoup de mal, et insiste. Un son lancinant, bien fait pour traverser ces étendues couleur de cuir, triste à donner la chair de poule, et qui vous pénètre malgré le bruit rassurant du moteur. On écarquille les yeux, on se pince, mais rien ! Puis on aperçoit un point noir, et cette espèce de musique augmente intolérablement. Bien plus tard, on rattrape une paire de bœufs, et leur conducteur qui dort la casquette sur le nez, perché sur une lourde charrette à roues pleines dont les essieux forcent et grincent à chaque tour. Et on le dépasse, sachant qu'au train où on chemine, sa maudite chanson d'âme en peine va vous poursuivre jusqu'au fond de la nuit. Quant aux camions, on a affaire à leurs phares une heure au moins avant de les croiser. On les perd, les retrouve, les oublie. Brusquement ils sont là, et pendant quelques secondes nous éclairons ces énormes carcasses peintes en rose ou en vert pomme, décorées de fleurs en semis, et qui s'éloignent en tanguant sur la terre nue, comme de monstrueux bouquets.
Mais il y a des platanes comme on n'en voit qu'en songe, immenses, chacun capable d'abriter plusieurs petits cafés où l'on passerait bien sa vie. Et surtout il y a le bleu. Il faut venir jusqu'ici pour découvrir le bleu. Dans les Balkans déjà, l'œil s'y prépare ; en Grèce, il domine mais il fait l'important : un bleu agressif, remuant comme la mer, qui laisse encore percer l'affirmation, les projets, une sorte d'intransigeance. Tandis qu'ici ! Les portes des boutiques, les licous des chevaux, les bijoux de quatre sous : partout cet inimitable bleu persan qui allège le cœur, qui tient l'Iran à bout de bras, qui s'est éclairé et patiné avec le temps comme s'éclaire la palette d'un grand peintre. Les yeux de lapis des statues akkadiennes, le bleu royal des palais parthes, l'émail plus clair de la poterie seldjoukide, celui des mosquées séfévides, et maintenant, ce bleu qui chante et qui s'envole, à l'aise avec les ocres du sable, avec le doux vert poussiéreux des feuillages, avec la neige, avec la nuit...
La cuisine turque est la plus substantielle du monde ; l'iranienne, d'une subtile simplicité ; l'Arménistan, inégalable dans le conflit de l'aigre-doux ; nous, nous mangions surtout du pain. Un pain merveilleux. Au point du jour, l'odeur des fours venait à travers la neige nous flatter les narines ; celle des miches arméniennes au sésame, chaudes comme des tisons ; celle du pain sandjak qui fait tourner la tête ; celle du pain lavash en fines feuilles semées de brûlures. Il n'y a vraiment qu'un pays très ancien pour placer ainsi son luxe dans les choses les plus quotidiennes ; on sentait bien trente générations et quelques dynasties alignées derrière ce pain-là. Avec ce pain, du thé des oignons, du fromage de brebis, une poignée de cigarettes iraniennes, et les longs loisirs de l'hiver, nous étions du bon côté de la vie.
Au bout de la rue qui donnait sur la mer, de grosses bombonnes de vin ambré, de citronnade, filtrait une lumière chargée d'orage. Les glycines sentaient fort et s'effeuillaient. De la fenêtre de la chambre, on voyait des pêcheurs aux jambes torses traverser et retraverser la place en bavardant et en se tenant par le petit doigt. De forts matous dormaient sur le pavé au milieu des arêtes et des déchets de poisson. Des rats couleur de muraille filaient le long du caniveau. C'était un monde complet.
"On ne fait pas un voyage, c'est le voyage qui nous fait" - Nicolas Bouvier
La Ride : un road movie où l'amitié vous guidera d'un coup de pédale dans une aventure au coeur de la France !
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