Citations sur Le cycle de Syffe, tome 1 : L'enfant de poussière (143)
Peut-être qu'en dépit de la pauvreté parfois abjecte dans laquelle j'avais grandi, il y avait eu aussi un contrepoids, une liberté un peu rude qui nous avait soustraits jusque-là aux rouages implacables du monde. La faim était un état remédiable, les hématomes se résorbaient vite, rien n'était systématique, ni éternel. L'espoir de jours meilleurs n'était pas une chose intangible, lorsqu'on attendait, comme nous, après de minuscules bonheurs. Et voilà que l'immuable était entré dans nos vies, sous la forme de montagnes et de routes et de mer, ces milles infinis qui nous séparaient des chaînes d'une côte étrangère dont nous ne savions que le nom. Merle ne reviendrait pas. Il m'était soudain apparu que le monde était trop grand et que ses angles pouvaient trancher d'une manière terriblement définitive. Tous mes repères s'effaçaient et, au-delà de cette frontière brisée, il n'y avait qu'un territoire sombre, un marasme fourmillant de questions sans réponses.
Je fus initialement surpris par cette découverte, parce que chez les Brunides, on voue un mépris stupide à ce genre d'hommes, considérés comme inférieurs, des sortes de femmes ratées qu'il est permis de traiter avec tout le dédain que l'on souhaite. Les Vars, eux, s'en fichaient éperdument, et n'en faisaient aucun secret. Lorsque au lendemain de notre arrivée Eireck me surprit à fixer un baiser entre Sidrick Harstelebbe et son compagnon, un guerrier à la peau mate dont j'ai oublié le nom, mon expression troublée dut l'interpeller. "A Carme", me dit-il sur le ton de la discussion, "les phalangistes ont le devoir d'aimer d'autres hommes. Les généraux pensent qu'un soldat se battra plus férocement pour défendre celui qu'il aime. Là-bas, les femmes sont des matrices et rien de plus. Nous, nous pensons que chacun devrait être libre de ses préférences. " Je pris à cœur ces paroles et, lorsque la bizarrerie initiale m'eut quitté, je les méditai souvent pour leur justesse.
La Pradekke, c'est la différence entre le savoir et la croyance. Croire que l'on sait est ignorant. Savoir que l'on croit, parce que la croyance est la plus dangereuse des ignorances.
Chaque bruissement sauvage qui naissait alentour se superposait aux suivants en un long flot anxiogène.
Mon esprit à huit ans était un jeune loup en quête de subsistance, et cette faim était devenue tiraillante au cours de l'année qui venait de s'écouler, un appétit insaisissable mais profond. Cette porte qui s'entrouvrait, cette mince fente que me faisait miroiter le maître-chirurgien, j'y avais enfoncé le museau à m'en faire saigner, buvant avec passion les humeurs alléchantes qui laissaient présager du festin à venir.
Comme si, confronté à la masse, je craignais de m'y dissoudre et d'y perdre par là même tous ceux qui m'étaient proches.
Je ne connais pas personnellement le guérisseur des Niveroche, mais lorsque tu le rencontreras, je pense que tu remarqueras l'ironie de la situation.
Je haussai un sourcil et bougonnai. "ça m'étonnerait, vu que je ne sait pas ce que ça veut dire, ironie." Hesse réprima un sourire. Je poursuivis avec prudence, en regardant mes pieds qui se balançaient au-dessus de la congère: "Si j'ai bien compris, vous m'avez rien dit pour ma main pareil que pourquoi vous m'avez rien dit pour Merle. Vous me faisiez pas assez confiance. Vous pensiez que j'y arriverais pas bien à faire semblant d'avoir peur. Alors que comme ça, vu que je me suis pissé dessus, les Mirolle y croiront pas que c'était des âneries. C'est ça?"
La bête qui accaparait tout ce que j'étais ne savait ni aimer, ni soigner, ni faire autre chose que détruire. J'ai compris, bien après, qui j'étais durant cette fin d'année, ou plutôt ce que j'étais. Je remercie encore Uldrick de m'avoir montré à quoi ressemble un tueur ordinaire, soldat ou coupe-jarret, ou égorgeur d'enfants. Cela m'a permis de saisir que, derrière les massacres et les rapines et les viols, derrière les pires horreurs que le monde peut contenir, il n'y a ni mal, ni démons, ni mauvais sorts, mais seulement la folie d'hommes désespérés, dont la peur a fait des monstres.
"Toute vie est une vie, du moucheron, au cheval, au sériphe. [...] Aucune vie ne veut s'éteindre et aucune vie ne vaut mieux qu'une autre. C'est la vérité la plus cruelle qu'un homme puisse comprendre et, crois-moi, je mesure mes mots. Il n'y a rien de plus cruel que cela."
La faim était un état remédiable, les hématomes se resorbaient vite, rien n'était systématique ni éternel. L'espoir de jours meilleurs n'était pas une chose intangible, lorsqu'on attendait, comme nous, après de minuscules bonheurs. Et voilà que l'immuable était entré dans nos vies. [...] Il m'était soudain apparu que le monde était trop grand et que ses angles pouvaient trancher d'une manière terriblement définitive. Tous mes repères s'effaçaient et, au-delà de cette frontière brisée, il n'y avait qu'un territoire sombre, un marasme fourmillant de questions sans réponse.