Citations sur Le cycle de Syffe, tome 1 : L'enfant de poussière (143)
Peut-être qu'en dépit de la pauvreté parfois abjecte dans laquelle j'avais grandi, il y avait eu aussi un contrepoids, une liberté un peu rude qui nous avait soustraits jusque-là aux rouages implacables du monde. La faim était un état remédiable, les hématomes se résorbaient vite, rien n'était systématique, ni éternel. L'espoir de jours meilleurs n'était pas une chose intangible, lorsqu'on attendait, comme nous, après de minuscules bonheurs.
Malgré nos existences démunies, en dépit de la faim qui tiraillait de temps à autre et des coups qui tombaient parfois, je crois que c'est seulement au moment où le sort nous arracha Merle que je découvris réellement le sentiment d'injustice. Les vestiges, ce qu'il me restait de conceptions toutes faites sur le fonctionnement du monde, de notions un peu stupides qu'avaient nourries les contes brunides et claniques, les méritants récompensés et les méchants punis, se voyaient définitivement bouleversés.
Je dérivais davantage que je ne nageais, crachotant parfois. Le froid et la fatigue anesthésiaient, nourrissaient une indifférence croissante et dangereuse. Envolées les pensées de loyauté envers Brindille et la colère revêche à l'intention de Hesse. Il n'y avait plus que l'abîme liquide, un gouffre glacial et sans fond au bord duquel je me tenais en équilibre précaire, quelque part entre la chaleur palpitante de ma propre chair et l'appel pressant de la fosse. C'était un combat inégal, je savais que je le perdrais, et cela m'était de plus en plus égal.
Les premiers traits surgirent depuis la pluie, noirs et véloces. Des chocs mats, ensuite, tandis que les projectiles trouvaient les rondaches. A la cadence de la marche s'ajouta ce staccato dangereux, un tambour rapide qui venait mordre le bois à la recherche de la chair qui frissonnait en dessous.
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La bête qui accaparait tout ce que j'étais ne savait ni aimer, ni soigner, ni faire autre chose que détruire. J'ai compris, bien après, qui j'étais durant cette fin d'année, ou plutôt ce que j'étais. Je remercie encore Uldrick de m'avoir montré à quoi ressemble un tueur ordinaire, soldat ou coupe-jarret, ou égorgeur d'enfants. Cela m'a permis de saisir que, derrière les massacres et les rapines et les viols, derrière les pires horreurs que le monde peut contenir, il n'y a ni mal, ni démons, ni mauvais sorts, mais seulement la folie d'hommes désespérés, dont la peur a fait des monstres.
Sais-tu ce que mon père m'a dit, Sleitling? Que le jour où on lui a ramené son vieux à lui, encore crispé sur la faux, il a ri. Il venait de saisir la nuance entre le courage et l'obstination. C'est la liberté. Pour être courageux, il faut être libre. Alors que l'obstination appartient aux esclaves, et à ceux qui ne voient pas leurs propres chaînes.
Si les dieux existent et qu’ils sont ce que les hommes en disent, j’aurais dû mourir aujourd’hui. Alors, soit les dieux ne sont pas ce que les hommes en disent, soit ils n’existent pas du tout. La seule sagesse qui peut exister ici, c’est de dire que nous ne savons pas. Les premiers-penseurs dont je te parlais plus tôt l’avaient compris. Nous appelons leur philosophie la Pradekke, et c’est le ciment du pays var tel qu’il existe aujourd’hui. La Pradekke, c’est la différence entre le savoir et la croyance. Croire que l’on sait est ignorant. Savoir que l’on croit ne l’est pas. L’homme sage est capable de discerner les nuances entre ce qu’il sait et ce qu’il croit, parce que la croyance est la plus dangereuse des ignorances.
"Toute vie est une vie, du moucheron, au cheval, au sériphe. [...] Aucune vie ne veut s'éteindre et aucune vie ne vaut mieux qu'une autre. C'est la vérité la plus cruelle qu'un homme puisse comprendre et, crois-moi, je mesure mes mots. Il n'y a rien de plus cruel que cela."
J'étais devenu un homme de la manière dont l'entend le peuple var : par l'émancipation. Uldrick m'avait assuré, hématome après hématome, que jamais plus je ne serais l'esclave de moi-même. Que ne m'appartiendrais tout entier, même dans la peur, même dans la rage, même dans la souffrance et le désespoir le plus abyssal. Je crois que je le devinais déjà, mais avec le temps qui passe, j'ai acquis la certitude qu'il n'existe guère d'autre liberté que celle-là.
"Pour être courageux, il faut être libre. Alors que l'obstination appartient aux esclaves, et à ceux qui ne voient pas leurs propres chaînes."