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Critique de Belem


A partir de la « question de Yali » (dont le fond est : pourquoi est-ce que ce sont les européens qui ont colonisé les autres peuples et non l'inverse ?), l'auteur retrace l'histoire des sociétés humaines depuis -13 000 ans, c'est-à-dire le néolithique en Eurasie. Les sociétés occidentales qui ont leurs racines dans le Croissant fertile (région couvrant les actuels Irak, Syrie, Palestine, Liban) doivent leur richesse à plusieurs heureux hasards de circonstance (ce qu'il appelle des facteurs ultimes), et qui sont exclusivement liés à l'environnement. A cette époque :
- En Eurasie se trouvent des plantes herbacées à grosses graines (blé, orge) et des plantes à gousses (pois, lentilles, fèves) facilement cultivables et qui se conservent bien. La présence de telles plantes serait due à un climat tempéré de type méditerranéen, aux saisons bien marquées,
- L'Eurasie abrite aussi de gros mammifères qui y trouvent une nourriture variée, et qui sont faciles à apprivoiser (comme le loup1 apprivoisé en Chine), puis à domestiquer : ancêtres des cochon, vache, mouton, chèvre, cheval. Sur les autres continents les mammifères équivalents ont été rapidement exterminés par les sociétés de chasseurs car, quand ces derniers y sont arrivés, leurs techniques de chasse étaient devenues extrêmement efficaces. Pour d'autres, ce sont des animaux impossible à domestiquer : phacochère et tapir, buffle et gnou, élan et orignal, gazelles et antilopes, zèbre, hippopotame, etc.. (l'éléphant est seulement domptable, et sa longue croissance coûte cher en nourriture et en soins),
- l'Eurasie est un vaste continent avec un long axe est-ouest, présentant peu de barrières écologiques (chaînes de montagne, désert). Cela a permis la diffusion des productions alimentaires et des élevages (mêmes climats, mêmes maladies et parasites, etc...), puis des cultures et des techniques (comme la greffe sur pommier, la roue, l'écriture...).
- de ces trois faits découle un quatrième : la production alimentaire (l'agriculture) permet de mieux nourrir (et plus régulièrement) la communauté : celle-ci s'accroît donc plus vite qu'une communauté de chasseurs-cueilleurs. La proximité des animaux voit apparaître des maladies nouvelles (des virus passent des animaux à l'homme, provoquant variole, peste, tuberculose). La densité des populations provoque alors des épidémies car certains microbes pathogènes ne peuvent survivre dans des population trop réduites à cause de l'immunité persistant longtemps (rougeole, rubéole, grippe, …). Les survivants à ces maladies et épidémies transmettent leur immunité à leurs descendants, donnant ainsi une considérable "avance" aux paysans dans la résistance à ces maladies. Cela ne sera pas le cas des communautés de chasseurs-cueilleurs (qui eux connaissent plus la lèpre, la fièvre jaune ou les infections à parasite)
- du coup, les peuples isolés seront autant victimes des germes apportés par les colonisateurs que de leurs armes. Lors de la découverte des Amériques notamment, des taux de mortalité de 95 % seront observés, rayant de la carte les villes de la vallée du Mississippi, minant les structures administratives et le moral des empires aztèques et incas juste avant les expéditions militaires espagnoles. (En sens inverse, les maladies endémiques causent des pertes importantes chez les conquistadors, mais sans que cela touche leur métropole qui peut continuer à envoyer des renforts).

Ces communautés d'agriculteurs eurent dès lors plus de temps à consacrer à l'artisanat (potiers, vanniers, car il fallait dès lors stocker, conserver les récoltes ; tisserands, menuisiers), à l'industrie (tailleurs de pierre, puis forgerons car les outils en métal sont plus efficaces pour cultiver la terre), l'innovation (la roue), la politique (chefs, soldats, puis lettrés qui développent une organisation administrative), la culture (chefs religieux, scribes, artistes, musiciens). Ils se sont donc organisés en sociétés hiérarchisées, avec une division du travail croissante rendue encore plus poussée par l'émergence de l'écriture {dont l'origine est la comptabilité, c'est-à-dire : retracer la production et les échanges}. Ce n'est donc pas un hasard si tout cela est apparu précisément dans le Croissant fertile, là où les facteurs ultimes de cette évolution étaient tous présents.
Ces modes d'organisation de la société n'étaient pas (encore) développés plus à l'ouest, faute des conditions requises, mais ils s'y sont facilement propagés, car il n'y a pas de barrières environnementales majeures. Ces innovations ont même survécu à l'effondrement des sociétés sumériennes, phéniciennes, égyptiennes (dues à des révolutions politiques, à la salinisation ou à l'épuisement des sols... )

Ce livre est le fruit d'un travail remarquable, et qui, pour ce que j'en sais, n'a pas d'équivalent par son ampleur. Jared Diamond propose de montrer que ce sont des facteurs environnementaux (dont : la disponibilité de plantes cultivables et d'animaux domesticables) qui ont permis aux civilisations eurasiennes, en général, de développer des sociétés technologiques et politiques complexes. Il réfute ainsi l'idée raciste – beaucoup plus communément admise qu'on ne le croit – selon laquelle l'hégémonie eurasienne, et particulièrement d'Europe occidentale, serait due à une quelconque supériorité intellectuelle et morale, religieuse ou pseudo-biologique.
Ce qui me plaît dans les « facteurs ultimes » de Diamond, c'est qu'ils sont éminemment matériels, à l'exclusion de toute autre considération d'ordre idéologique, morale, idolâtre. Ces arguments sont objectifs, scientifiques, historiques, et j'ajouterais donc : matérialistes et laïques. On peut même y déceler des éléments de la théorie du chaos ! (cf. dernières citations)
Je pense ensuite qu'il ne faut pas lui faire de mauvais procès. Expliquer n'est pas justifier. Il ne justifie pas cette inégalité, il ne fait que l'expliquer par un ensemble d'arguments précis.
Alors, on peut le déplorer ou au contraire l'apprécier, Diamond ne rentre pas trop dans des considérations économiques et politiques (au sens de : l'organisation de la société – même si un chapitre est consacré à la structuration en villages, chefferies, et cités-État). Son propos est la détermination des « facteurs ultimes », qui sont donc environnementaux. Malgré tout, je trouve qu'il y a un gros manque dans cet essai (mais il s'agit peut-être de la frontière qu'il ne voulait pas dépasser) : il parle de « production alimentaire », mais il n'entre pas dans le détail des moyens de production, et surtout de la propriété de ces moyens de production : de collectifs, comment sont-ils devenus privés ?
Cet axe de lecture historique est celui choisit par Friedrich Engels dans L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État. Mais cet essai a été rédigé... en 1884, d'après les notes de Karl Marx (1818-1883) sur les études anthropologiques des sociétés archaïques de Lewis Henry Morgan (1818-1881 !)
Mais ce dernier est complètement dépassé sur le plan factuel, car les études anthropologiques ont, depuis, bouleversé presque en totalité ce qu'on croyait à cette époque. Je pense que Diamond a trouvé les facteurs matériels ultimes qui déterminent l'émergence de la propriété privée des moyens de production, que cherchaient Marx et Engels. Mais là où Diamond s'arrête, l'essai marxiste, lui, qui a pourtant échoué à expliquer les « origines » sur des bases matérielles et objectives, poursuit paradoxalement avec justesse l'analyse que ne fait pas Diamond de la division du travail, de la division de la société en classes sociales, de la nature de l'État (qui sont les prémisses à la conception – déterministe, mais c'est une autre histoire – selon laquelle une société communiste doit se substituer au capitalisme).
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