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Critique de Deleatur


Voilà un autre de ces classiques qu'on ne présente plus et que je n'avais pourtant jamais ouvert jusqu'à présent. Hélas, c'est loin d'être un cas isolé. À tel point que je n'ose plus paraître en ville dans les dîners de profs de lettres, tant mes lacunes en la matière sont inavouables. Fort heureusement, je fréquente d'autres gens que des profs de lettres. Des profs d'histoire, par exemple.
J'ai d'abord été intrigué par le parcours pour le moins singulier de ce texte avant qu'il ne devienne roman : au départ, il ne s'agit pour Diderot et quelques complices que de ramener à Paris un de leurs amis, le marquis de Croismare, qui s'est retiré à leur grand dam sur ses terres normandes. Le brave homme s'étant ému quelques années auparavant du sort d'une religieuse retenue dans son couvent contre sa volonté, Diderot imagine une mystification susceptible de le faire sortir de sa retraite. C'est ainsi que naît le personnage de Suzanne Simonin, fille adultérine que sa famille rejette, condamnée au couvent par ses parents comme la justice condamne au bagne. L'enfermer, c'est dissimuler la faute à défaut de la réparer, et c'est surtout le moyen de l'écarter d'un héritage dont elle n'est pas jugée digne. Dissimulation, insensibilité et avarice : voilà déjà le caractère bourgeois planté par l'auteur.
À la fin du livre, une postface reproduit la correspondance entre le marquis et ses mystificateurs. On découvre au fil de ces courriers comment Diderot a développé la première version des malheurs de la religieuse, dans des lettres où il se fait directement passer pour elle ou pour sa protectrice. La machination est très élaborée et ne manque pas d'intérêt, bien qu'elle puisse faire tiquer sur le plan moral. La fiction est un mensonge consenti, dit-on. Ici, il ne l'est pas : le véritable marquis correspond sans s'en douter le moins du monde avec des êtres fictifs. Pour ma part, je trouve que cela rend l'entreprise encore plus fascinante, et que cette façon d'ancrer des personnages dans le réel peut être vue comme un aboutissement de la fiction. Il est vrai, cela dit, que je ne suis pas quelqu'un d'une grande moralité.
Quoiqu'il en soit, lire le roman a bouleversé mes idées toutes faites à son sujet. Je n'y ai vu Diderot à aucun moment comme un athée. Suzanne, qui est l'innocence incarnée, est aussi sincèrement croyante. C'est même en gage de la fidélité à sa foi qu'elle rejette un état religieux dont elle ne veut pas, dans une sorte d'horreur face à l'hypocrisie que cette situation lui impose. En revanche, le texte est incroyablement anticlérical : la hiérarchie de l'Église n'apparaît que furtivement, mais c'est une institution indifférente et sans âme. Quant au secret des cloîtres, il est le réceptacle de toutes les perversions et les souffrances. le récit du calvaire de Suzanne au couvent de Longchamp est proprement glaçant. Je ne vais pas y insister, c'est sans doute la partie la plus connue et commentée du livre. En la lisant, on se dit que les régimes totalitaires n'ont pas inventé grand chose en matière de torture psychologique, et que le harcèlement managérial d'aujourd'hui y a peut-être puisé quelques idées pratiques. le ton change lorsque Suzanne est enfin transférée au couvent d'Arpajon. L'établissement est en effet dirigé par une supérieure saphique, qui vit entourée de ses jeunes favorites dans un désordre échevelé et au mépris bien sûr de tout règlement conventuel. Suzanne, par sa beauté, devient aussitôt l'objet de convoitises que sa candeur lui interdit de comprendre. Il me semble que Diderot s'est quand même accordé certains plaisirs dans l'extravagance alanguie des tableaux qu'il brosse ici... Mais cela ne dure guère, car le confesseur de la jeune religieuse l'instruit de l'esprit maléfique qui préside à ces ébats. Transie de désir et de frustration, dévastée de voir son amour repoussé, la supérieure bascule peu à peu dans l'obsession, la folie puis la mort. Par la bouche de sa narratrice, Diderot fait certes mine de condamner l'homosexualité féminine. Difficile bien sûr de ne pas surinterpréter depuis mon petit point de vue du XXIème siècle, mais mon sentiment est plutôt que l'auteur s'attaque à l'absurdité, à l'artificialité et au caractère criminogène de règles que la société impose malgré eux aux individus. La perversion, semble-t-il dire, ne réside pas dans telle ou telle inclination de l'être humain, mais dans la contrainte sociale condamnant les aspirations qui osent s'écarter de la norme. C'est ce que je retiens surtout du livre : dans ce lieu clos qu'est le couvent, organisé selon des règles inflexibles qui n'expriment plus aucun élan mystique et ne répondent à aucune finalité sociale, Diderot met à nu le caractère fondamentalement artificiel de la norme. En condamnant la loi de fer si particulière de la communauté religieuse, l'auteur n'a peut-être pas l'intention de contester partout l'existence des normes, mais il insiste sur la nécessité de ne pas oublier ce qu'elles sont dans tous les cas : des constructions collectives. Discours qui n'a évidemment jamais cessé d'être actuel.
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