On se trouve des excuses pour justifier la manière dont sa vie a tourné, et avant qu'on ait eu le temps de dire ouf, les autres le prennent pour argent comptant.
Quand une personne était vivante, l'imagination avait encore le champ libre, mais avec les morts, tout était circonscrit. Les instants partagés ne pouvaient plus occuper ni le présent ni l'avenir.
Lui-même se sentait brisé. Pas de manière merveilleuse, bien au contraire ; un homme ayant passé sa vie à désirer une chose qu'il ne comprenait pas. Il ne comprenait pas l'amour. Il avait toujours essayé de bien se comporter, d'agir avec décence, pensant que quelqu'un finirait par l'aimer pour cela. Quelque part en chemin, il avait adopté l'idée que la bonne conduite était récompensée d'un amour infaillible. Cet amour, il l'avait attendu, sans comprendre qu'il était lui-même acteur et que ses propres impulsions avaient le pouvoir de créer, de déformer ou de contrarier. Gene ne pouvait affirmer que cette attitude lui avait rendu la vie belle ou significative. Mais il pouvait affirmer qu'elle avait été source de douleur. Elle l'avait blessé.
On lui avait dit que le chagrin s'atténuerait. Il ne le croyait pas depuis la mort de son père, qui n'avait cessé de résonner en lui après toutes ces années, la distance parcourue après un décès semblait prendre la forme d'un cercle ; il suffisait d'une nouvelle perte pour comprendre que l'on revenait toujours au même point. À ceci près qu'aujourd'hui, Gene était plus âgé et plus vulnérable, moins à même d'assimiler la dévastation. Parce que le corps n'avait qu'un espace limité pour accueillir toutes les morts qu'il lui fallait absorber afin de continuer à vivre.
L’intérêt que portait Gène a ses semblables tenait principalement au mystère de leur bonheur. Des enfants épanouis, des parents épanouis qui s’occupaient d’enfants épanouis et de petits animaux - avaient-ils toujours été de tels apôtres du bonheur ? Ces jours-ci, il éprouvait une tristesse particulière à la vue d’un couple heureux. Cette configuration humaine semblait avoir été spécialement inventée pour provoquer le désespoir chez les autres.
La plage était bondée, une masse confuse de chair rose, d’orteils au vernis écaillé, de glacières, d’aluminium froissé, de canettes argentées maculées de sable, de pelles et de seaux multicolores, de parasols rayés qui tremblotaient dans la brise tiède.