J’entends : trahison, grâce, complices, trahison, parler avant qu’il soit trop tard. J’entends la voix de l’Hermeton sur les galets au sortir de l’hiver. J’entends la voix de maman, qui accompagne le linge sur le fil entre la branche du vieux charme et le piquet de pin gris. J’entends et je regarde le bois brillant du bureau, le rectangle vert, l’encrier et le téléphone accroupi comme un gros chien placide. Et je m’attache aux mains croisées sur le rectangle vert, aux deux bagues en or avec des lettres entremêlées. Je regarde les doigts et je pense aux moineaux qui se battaient dans l’aubépine, leurs cris de colère et de joie. Je ne sais pas pourquoi je suis là. Je le dis. Je ne parlerai pas.
« Aujourd’hui le crépuscule a des teintes dorées. L’automne accroche aux arbres une lumière qui serre le cœur. Cela me rappelle les fins d’après-midi au bord de l’Hermeton, quand mes frères et moi rentrions de l’école. Parfois, notre mère cuisait des crêpes au saindoux. Les derniers rayons couraient sur les dalles noires du couloir, on entendait le poêle ronronner dans la cuisine. Je repousse ces doux souvenirs. »
Les ombres ne nous quittent jamais, Anna, elles marchent à nos côtés et parfois se dressent devant nous avec leurs bouches muettes comme pour pour nous dissuader d’avancer.
Je le laisse parler, j’ai appris cela d’Ilya, toujours laisser parler l’autre, l’écouter, que sa parole puisse émerger, se déployer et trouver l’harmonie nécessaire pour toucher à l’essentiel, aux mots qui pèsent leur poids de vie. Ne pas couper le fil, sinon la parole rentrera dans sa coquille comme un escargot effarouché.
Aujourd'hui, on galope vers le futur mais il est bon encore de marcher vers le passé