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Critique de LaBiblidOnee


Extraordinairement labyrinthique !


Versez dans un chaudron des « vieilles » que les agissements secrets pourraient bien faire passer pour des sorcières, abritées dans un couvent latino-américain. Ajoutez-y une plume interactive qui possède tour à tour chaque personnage et situation - ou est possédée par eux : Vous obtenez une mixture de 640 pages des plus étranges ! Ce récit onirique, qui laisse planer le mystère, m'a immédiatement rappelé Les Sorcières d'Eastwick : Si j'avais préféré encore la plume de John Updike, j'ai peut-être préféré cette histoire, au procédé narratif impressionnant. Elle paraît d'abord contenir au moins deux récits miroir entremêlés, un passé et un présent. On les mire en reflet dans de longues phrases qui semblent mêler les temporalités, être commencées par un narrateur et finies par un autre, alors que c'est le même qui ressent tout, entend tout. Comment est-ce possible ?


« Tout vit dans ma tête, le prisme de Peta Ponce réfracte et confond tout et crée des plans simultanés et contradictoires, tout sans jamais arriver à la feuille de papier, car j'entends toujours les voix et les rires qui m'enveloppent et me retiennent ».


En réalité, c'est un délire fiévreux que ce roman, dans lequel se mêlent non-seulement présent et passé, mais aussi les rêves, fantasmes et peurs irrationnelles du narrateur. Qui est ce narrateur, vous demanderez-vous tout au long de ce récit ? le sait-il lui même ? Est-il fou ou malade ? Muet ou Sorcière ? Secrétaire ? Amant ? Monstre ? Ecrivain…? Ses complexes personnels sont aussi exploités que le contexte économique et de légendes de cette société latino-américaine, où tentent de cohabiter l'aristocratie et le peuple, les gens normaux et les monstres, les reclus et les gens libérés. Au sens propre, ou au figuré ? Sont-ce les mêmes personnes que le délire paranoïaque du narrateur, et les déformations inhérentes aux histoires racontées, font passer de réelles à fantasmées, ou s'agit-il de deux récits séparés par les années, que les circonstances, similitudes ou conséquences font se superposer dans ce récit, montrant leurs lien et ressemblance ? le doute vous habitera jusqu'à la fin, tant l'auteur distord l'espace et le temps, et même les caractères physiques et moraux de ses personnages jusqu'à l'extrême. Comme ces photos déformées en fin de négatif, ou biens celles que l'on prend avec un objectif bien particulier de déformer la réalité pour, peut-être, mieux la montrer, amplifier un élément que l'on juge important, révélateur de ce qu'on voit, vit, ou ressent.


En lisant ce roman, cette aberration au sens photographique du terme devient aberration littéraire, au point que certains pourront s'emmêler les pinceaux. Et pourtant tout est là. Toutes les clés de lecture sont dans le récit, on en trouve une nouvelle à chaque page qui servira à ouvrir la suivante et ainsi de suite jusqu'à la fin, jusqu'à ce que méli-mélo de sensations, textures, faits avérés ou fantasmés nous soit totalement livré, dans un drôle de paquet. Pour autant, chaque propos semble contredit par la suite du discours, constamment remis en question. On se demande si notre narrateur est fiable. On lui trouve de multiples personnalités contradictoires… A moins que ce qu'il raconte ait un sens, finalement ? Ce que vous vivrez en lisant ce bouquin est surréaliste et fantasmagorique. Une satire sociale sous forme de rêves puis de cauchemars, une sorte de légende qui se forme, une rumeur, parfois crédible, parfois fantaisiste. Mais toujours dosée afin qu'on y croit assez pour vouloir essayer d'en comprendre le sens, comme lorsque vous avez plusieurs sons de cloche d'une même histoire et que vous tentez d'y voir claire, de démêler la légende du témoignage, le passé du présent, la réalité du rêve. Sans garantie aucune d'y parvenir à la fin. Qui peut vraiment dire L Histoire ?


En chaque personnage d'une éminente banalité sommeille un monstre extraordinaire et, dans chaque destin possible, dans chaque variante inventée, un fantasme merveilleux. On tente de fuir la banalité par l'imagination, la réinvention de nos vies. On fuit nos hontes, nos peurs, nos paranoïas et notre ennui, l'injustice et l'incompréhension ou encore l'impuissance (…!) en se réfugiant dans une version réécrite, en modifiant les rôles, en vivant les vies des autres, en rêvant, en étant eux : tous ces gens en nous qui s'expriment comme autant d'acteurs, de doubles maléfiques, de miroirs magiques. Une vérité à plusieurs facettes, qui se reflète dans chaque personnage en modifiant l'image qu'on s'en fait à chaque fois, selon chaque version, chaque « ON-DIT ». « On dit » que cette histoire serait née lorsque l'auteur aurait vu un bébé déformé dans une voiture, et qu'il lui aurait inventé cette vie romanesque peuplée autant de rêves parmi les monstres, que de cauchemars réalistes. Mais on referme ce livre en ayant aussi l'impression d'avoir expérimenté grandeur nature le pouvoir des « on dit » sur L Histoire, la vérité ; sortant de là avec la certitude qu'il n'y a finalement pas de vérité mais bien autant de réalités parallèles que de personnes qui voient, ressentent et racontent ; et la plume de DONOSO les embrasse et les exprime toutes en une, qui les relie, enfle jusqu'à devenir elle aussi un monstre d'irréalités, une fantasmagorie entre cauchemar et vécu. Bien malin qui saura distinguer le vrai du faux, comme dans tout récit oral où des souvenirs naissent d'avoir été inventés, et des personnes existent d'avoir été racontées. Qui saura distinguer les vrais monstres des gens normaux - s'il en existe, puisqu'il y a tant de façons d'être un monstre. S'agit-il d'un enchantement, une malédiction ? D'une perception brouillée par les brumes d'une conscience perturbée ?


C'est ce qui fait tout le charme de ce roman d'un nouveau genre. Sous ses airs farfelus, une grande finesse d'esprit et une plume hors pair, qui a dû demander à cet auteur chilien de se mettre dans une sorte de transe où est son narrateur pour le rendre crédible. J'imagine qu'il a dû « vivre » ce qu'il écrivait. Quelle plume, quel délire, quelle fièvre s'empare du lecteur : fièvre de comprendre, fièvre d'arriver au bout, fièvre de ressentir le personnage, de vivre ses transes et délires, ses complexes, ses fantasmes ; ne pas lutter, ne pas vouloir aller plus vite, ni arriver avant que sa logique nous mène au bout de son cheminement, nous ait livré tous les éléments pour comprendre. Faire confiance ; se laisser porter par la plume et s'envoler loin, très loin de notre terre-à-terre habituel, étriqué, étiqueté. S'abandonner à ce vent de folie qui nous porte, ce charabia sous morphine qui menace de nous rendre fou, distord l'histoire jusqu'à, parfois, nous la faire perdre de vue - mais toujours pour être plus fier de l'apercevoir de nouveau, plus nette encore, au tournant d'une phrase, d'une vision, d'un mot. La vérité est là, tout près, vous le sentez ; vous pouvez presque la toucher du doigt. Encore un effort, là, voilà, vous l'avez presque. Mais, au fait, existe-t-il une vérité absolue ? Ou y-a-t-il autant de vérité que de point de vue, de personnages, de moment où la regarder…? Une expérience qui tient de la magie, et que l'auteur tente peut-être de nous expliquer à travers son narrateur dans certaines de ses fulgurances :


« Il avait commencé par parler de cela, mais ensuite tout se déforma beaucoup. Humberto n'avait pas vocation à la simplicité. Il éprouvait le besoin de chantourner les choses normales, une espèce de propension à se venger, à détruire, et tant de choses vinrent déformer et compliquer son projet initial que tout se passa comme s'il s'était perdu pour toujours dans le labyrinthe qu'il inventait, plein d'ombres et de terreurs plus consistantes que lui-même et que ses autres personnages, toujours fumeux, fluctuants, jamais un être humain, toujours des déguisements, des acteurs, des maquillages qui fondaient… oui, ses obsessions et ses haines étaient plus importantes pour lui que la réalité qu'il avait besoin de refuser… »


Son expérience d'écriture semble se refléter dans l'expérience du narrateur qui tente de raconter une histoire qui fasse sens auprès de ses lecteurs, en manipulant la matière comme une pâte à modeler ou du caramel mou, jusqu'à voir ce qui prend forme sous nos mains. Sois prévenu, lecteur :


« Tu verras, des choses plus complexes qui se passent à l'envers de ce que tu vois des biseaux qui réfractent le temps et les images, nous te montrerons comment t'en servir car tu as été comme nous dépouillé de tout et tu as la puissance des dépossédés et des misérables, des vieux et des oubliés, viens jouer avec nous, mais non, on te dit que ce ne sont que des jeux innocents, mais tu verras bien ce qui peut arriver quand nous prenons les commandes, les liturgies que nous savons créer, les rites innocents mais stricts. »


Roman incroyable, magistralement cousu à l'image du fameux "imbuche" dont vous ferez connaissance au fil de cette lecture passionnante. A découvrir absolument si vous n'avez pas peur de l'étrange ni de vous perdre, si vous appréciez les plumes qui sortent des sentiers battus et les histoires qui n'ont pas forcément une seule explication cartésienne. Merci Bobfutur, d'avoir ouvert mes horizons ;-)
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