Comment apprécier, commenter, ou tout simplement noter une lecture qu'on aura tour à tour «détesté aimer» et «aimé détester» ?!!?
Trop baroque au point de paraître franchement clinquante, trop labyrinthique et «sur-travaillée» pour ne pas avoir l'air quelquefois lourde et artificielle, trop longue et répétitive au point de devenir pesante et fastidieuse, trop volontairement déconstruite au risque de frôler par moment dangereusement le brouillamini gratuit et indigeste. Et pourtant quel génie littéraire indéniable! Et quel gâchis, ce roman! - me suis-je écrié en le refermant d'un coup sec, soulagé, j'avoue, de l'avoir terminé… S'il y a au moins une qualité que je ne pourrais en aucun cas remettre en question à
L'OBSCENE OISEAU DE LA NUIT, voyez-vous, c'est celle de m'avoir totalement déconcerté!!
«Et pour cause…», pourraient retorquer d'autres lecteurs et fans (salut Paul!), détenteurs sans doute de nerfs plus solides que moi pour pouvoir l'apprécier à sa juste valeur… Car le roman monolithique de
José Donoso embrasse trop radicalement les arcanes et les codes propres aux mécanismes délirants et hallucinatoires des états dits psychotiques, s'en sert à outrance, au risque, à mon sens, de s'y dissoudre complètement : suppression systématique des frontières spatio-temporelles entre moi et non-moi, entre le passé et le présent, ainsi que de tout principe logique de non-contradiction, abolition des limites corporelles, morcellement et dédoublement de la personnalité, possession et scopophilie, fusion et vol d'identité, usurpation d'organes…et j'en passe!
Est habituellement considéré comme «obscène» ce qui revêt un caractère cru, immoral, indécent, ordurier, sale. Ce n'est pas dans ce sens, toutefois, que
L'OBSCENE OISEAU DE LA NUIT m'aura gêné, bien que dans sa logique transgressive par rapport à la normalité, l'érigeant en éloge de la monstruosité («la monstruosité est le sublime»), de nombreux passages du roman pourraient être considérés comme étant de véritables morceaux scatologiques de choix au regard d'une certaine esthétique «freaks». C'est avant tout dans un deuxième et hypothétique sens attribué quelquefois au mot «obscène», moins couramment admis par les linguistes, que ma gêne trouve sa vraie origine, à savoir, celui de «ob-scaena» : ce qui est mis "devant la scène", (trop) en avant, (trop) voyant, «exhibé» sans retenue devant un public. Voilà ce qui m'a surtout contrarié ici : un ton franchement au-dessus, en trop, excessif, un usage superlatif et abusif des codes littéraires de la folie et du réalisme magique sauce latino-américaine, ce qui, à force, avait fini par me perdre.
José Donoso surenchère, en fait trop, et c'est dommage : un «gâchis », disais-je…. Et c'est sans doute, donc, grâce par ailleurs à sa très belle plume, d'une indiscutable qualité, que j'aurai tout de même réussi à m'en sortir à peu près indemne de ce bourbier trop poisseux, trop long…
Héraut et cinquième chevalier de la révélation au monde du nouveau phénomène littéraire provenant du continent latino-américain dans les années 60-70, avec le mexicain Fuentes, le colombien
García Marquez, le péruvien
Vargas Llosa et l'argentin
Cortázar, l'oeuvre du chilien Donoso a connu un retentissement cependant moins important que celle du célèbre quatuor de base, une reconnaissance qui semblerait aussi plus consensuelle du côté de la critique littéraire que du public lecteur, ce qui expliquerait certainement le fait que l'oeuvre du chilien soit restée plus confidentielle et très peu rééditée, y compris en Amérique Latine.
Pourtant, dans
L'OBSCENE OISEAU DE LA NUIT la bonne recette est bien là au départ : Humberto Peñaloza, le narrateur du roman, est mandaté pour écrire la chronique de la famille de l'aristocrate chilien Jerónimo Azcoitía. L'ancêtre de ce dernier, fondateur de la lignée des Azcoitía, riche propriétaire terrien d'origine basque, avait fondé à la fin du XVIIIe siècle une chapellenie et, en même temps, fait bâtir la Maison de l'Incarnation de la Chimba, à la seule fin de clôturer à vie sa fille unique, Inés , âgée de 16 ans à l'époque et suspectée d'avoir été, avec sa gouvernante, à l'origine d'actes manifestes de sorcellerie. le couvent abritera ensuite une congrégation importante de soeurs. Au fil des siècles, déserté progressivement par les religieuses, le site s'était métamorphosé en lieu d'hébergement pour vieilles femmes isolées. L'histoire de la petite Inés, quant à elle, en un récit édifiant ponctué d'épisodes miraculeux. Une procédure de béatification sera même entamée auprès du Vatican. À présent, la Maison de l'Incarnation tombe en ruines, quelques vieilles et une poignée d'orphelines y vivotent encore, en attendant la démolition décidée par l'Archevêché, à qui la propriété revient désormais. En effet, le dernier des Azcoitía, Jerónimo, dont le seul et unique enfant, atteint d'une difformité physique monstrueuse, avait été à son tour soustrait au regard des « normaux » par son père, vient de léguer définitivement la chapellenie à l'Église.
Ce qui devait constituer le fil et l'objet d'écriture de Humberto Peñaloza se transformera néanmoins en une totale impossibilité de construire un récit dimensionné et cohérent. L'histoire se déploiera dans une constante distorsion du temps et de l'espace, excluant de manière définitive toute éventualité de pouvoir décrire une seule et même réalité à la fois. On ne fait, en fin de compte, qu'en ramasser des bribes, des fragments du réel, sans jamais pouvoir discerner complètement ce qui est faux de ce qui est vrai, ce qui relève du pur phantasme ou du factuel : tout devient pluriel, discontinu, morcelé, déconstruit. le récit, lui aussi, à l'image des murs délabrés des vieux bâtiments labyrinthiques du couvent, s'effrite inéluctablement…
L'OBSCENE OISEAU DE LA NUIT, sous son exotisme apparent et son langage richement ouvragé et bariolé, n'est en réalité qu'un long cauchemar, une plongée en apnée dans les terreurs les plus archaïques, là où toute temporalité a été abolie, où le temps aura cessé de s'écouler. Un roman hanté par la dissociation mentale et la folie, habité par la monstruosité, par une crasse omniprésente, par des images grotesques et terrifiantes, dont par exemple celles, issues du folklore chilien, de «la chonchon», oiseau formé d'une tête humaine qui se détache du corps, ou encore ces nombreuses déclinaisons présentes dans le récit autour du processus de transformation d'un humain en mort-vivant, «l'imbuche», par l'obturation de tous les orifices de son corps.
Comment conclure un billet sur un roman aussi étrange et déroutant, par certains côtés virtuose, mais dont la lecture peut être aussi rébutante, laborieuse et pénible ? (Dans tous les cas, sa rédaction semble avoir été infiniment plus éprouvante à l'auteur qu'à sa simple lecture par nous autres, ses lecteurs occasionnels : selon ses biographes,
José Donoso aurait subi plusieurs hospitalisations en psychiatrie à l'époque de sa rédaction, et durant la seule étape de finalisation du manuscrit, avant sa remise à l'éditeur, aurait perdu 25 kilos (!))
En citant peut-être ce passage du roman, où l'un des personnages commentant l'incapacité de Humberto Peñaloza à rendre sa chronique biographique sur la famille Azcoitía, m'a fait drôlement songer à
José Donoso lui-même et à son entreprise littéraire :
« Il éprouvait le besoin de chantourner les choses normales, une espèce de propension à se venger, à détruire, et tant de choses vinrent déformer et compliquer son projet initial que tout se passa comme s'il s'était perdu pour toujours dans le labyrinthe qu'il inventait, plein d'ombres et de terreurs plus consistantes que lui-même et que ses autres personnages, toujours fumeux, fluctuants, jamais un être humain, toujours des déguisements, des acteurs, des maquillages qui fondaient….oui, ses obsessions et ses haines étaient plus importantes pour lui que la réalité qu'il avait besoin de refuser».
Pour les étoiles, enfin, et pour être tout à fait honnête vis-à-vis de moi-même, je ne peux que couper la poire en deux!