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Critique de Alzie


Manhattan Transfer, édité en 1925, traduit et publié par Gallimard en 1928, offre en première lecture, tous les plaisirs et toutes les inquiétudes propres à un dépaysement littéraire complet et réussi, pourvu que l'on consente tout simplement à s'y abandonner. L'écriture puissante, éminemment suggestive, de Dos Passos donne à cet imbroglio urbanistique et humain une énergie détonante où le processus narratif aussi inattendu que surprenant fait oublier toutes références à des formes romanesques familières ou prévisibles. Une expérience de lecture unique qui pourrait seulement désarçonner s'il n'y avait à la clé la découverte vibrante de l'aventure irrésistible de la construction d'une ville, New-York, de Manhattan en particulier.

Tout commence avec une maternité où deux enfants naissent le même jour et l'arrivée concomitante, du nord de l'Etat, d'un homme qui fuit sa cambrousse et cherche le chemin le plus court pour rejoindre Broadway. le lecteur est immédiatement "au parfum" : juxtapositions de vies éparses, addition de récits qui ne vont cesser de se croiser et de proliférer jusqu'à la fin du roman même s'ils peurent parfois sembler décousus. La crainte de s'y perdre cède bientôt au désir de s'y fondre. Magie d'un voyage dans un flux de dialogues dont la langue est tout sauf léchée, voilà à quoi nous convie Dos Pasos. Manhattan Transfer, c'est la transhumance des peuples, leurs mouvances singulières et multiples, souvent incertaines, imbriquées les unes dans les autres, comme autant de contributions solidaires à l'édification collective de la ville. Symbole entre celle-ci et l'ensemble de ceux qu'on y rencontre : la famille d'Ed Thatcher ; Bud et ses déboires d'ouvrier agricole ; Gus Mac Neil, le laitier à l'ascension sociale et politique fulgurante, sa femme Nellie ; l'avocat Baldwin ; Stan Emery un peu déjanté ; Jeff et Emily qui ont recueilli Jimmy à la mort de Lily Herf sa mère ; Jojo. On y parle de théâtre avec Ellen et de journalisme avec Jimmy ; de trafics avec Congo Jake et Emile ; de Wall Street et de Joe Harland ; de Ruth et Cassie et de bien d'autres que j'oublie. Peu importe leur psychologie, les voir, les entendre et les suivre au rythme où ils vont suffit à notre compréhension.

C'est en hélant un taxi ou au croisement d'une rue, au hasard des carrefours, des blocks et des avenues, des quais de débarquement, dans des cafés pouilleux, des restaurants plus chics ou des drugstores pimpants, qu'ils se rencontrent. Des faits divers, incendies (nombreux) ou accidents de la circulation, suicides, renversent les parcours. Au hasard d'embauches ou de grèves, de licenciements, de trafics illicites, de réussites spectaculaires et d'infortunes, de séparations, mariages ou de divorces, leurs vies se font et se défont, parfois poignantes jamais désespérantes. Ils boivent pas mal, fument beaucoup, s'empoignent, s'écroulent, s'aiment et se haïssent, s'invectivent et s'épuisent en parcourant Manhattan qu'ils inventent à leur tour. Car le personnage principal de cette fresque exubérante, c'est sans doute elle, l'île de Manhattan. Ici commence l'Amérique en 1928, à cet endroit exact où l'écartement des rails doit s'adapter à ceux du continent. Manhattan qui prête ses paysages urbains bruyants, ses infrastructures et son architecture balbutiante au formidable défilé d'images et de situations, d'instantanés de ce "direct" socio-urbanistique de forme littéraire empruntant aux moyens du cinéma : plans successifs, portraits rapides et incisifs, impressions fugitives. Transports. Départs. Allers-Retours. Mais aussi, ciels et intempéries, horizons dégagés ou obscurcis, saisons, sensations, odeurs et humeurs de la ville, lumières naturelle ou artificielle, affiches et enseignes, déploient page après page le gigantesque film de la ville en train d'advenir.

Ils sont tous migrants ou descendants de migrants et issus des milieux sociaux les plus divers, ce qui pourrait constituer leur dénominateur commun. L'idée de la réussite les taraude, pour certains, mais ils sont plus souvent préoccupés par leur survie alimentaire quotidienne. Roman social - roman d'une édification sociale plutôt, publié peu avant la première grande crise financière capitaliste mondiale - qui n'assène jamais de vérités mais montre la réalité sans fard. Les vies s'entremêlant sans qu'aucun dénouement ne prévale sur l'autre. Rien n'est affecté, tout n'est que mouvement. le melting-pot américain trouve ici son terreau d'origine, c'est l'histoire de ces migrants qui fait Manhattan et Manhattan qui fait leur histoire. le temps historique et politique traverse cet espace. du coup d'Agadir à Sarajevo (de leurs conséquences boursières sur Wall Street) dont les conversations se font l'écho lointain, c'est la guerre en Europe - il y a un avant et un après 14/18 - qui structure la composition du texte en trois parties. Un fragment allusif couronne et illustre chaque chapitre, en scansion régulière, rapprochant les foules humaines industrieuses, l'architecture, la fragilité des hommes et de leurs civilisations urbaines, en morceaux quelquefois poétiques, journalistiques ou musicaux.
L'oeuvre s'achève (prophétique ?) sur l'évocation de Ninive, et sur un nouveau départ de Jimmy, sans but ni destination précise. Manhattan Transfer emmène loin, bien au-delà des gratte ciels new-Yorkais.

Cinq étoiles très méritées... Respect comme on dit.




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