La factory

Ton corps est en transe, tu déambules tel un vampire, tu tournoies tel un danseur étoile. À tes yeux, je suis un fantôme, il t’est impossible de quitter ta bulle. Je m’approche de toi, tu chuchotes, tu gémis, tu cris, tu ris, tu pleures, tu survis…

Je te sais déjà loin, ivre de liberté, nous écoutant déjà plus. Tu es dans l’excès toujours, tu peines à trouver un juste milieu ; trop ou pas assez, tout ou rien, jamais ou toujours, blanc ou noir.

Des éclats de bruits m’assaillent, des sons, des voix, des cris. Je suis là, à table devant cette femme qui est la tienne, devant ces souvenirs qui ne t’appartiennent plus. Tu as la mémoire qui flanche, des sentiments quasi inexistants qui jouent de plus en plus à cache-cache. Vous vous renvoyez la balle, une à une, violemment, subitement, feintement. Tout sujet est bon à discorde, tout mot mérite un désaccord. Un mot revient sans cesse, un mot sans issue, sans espoir, sans avenir, sans réconciliation possible.

Pour la toute première fois, je t’observe à l’aise avec les consonnes et les voyelles. Tu me charmes et tu en uses, je bois tes paroles à m’en saouler et en toute imprudence, je te laisse m’appartenir durant ce court laps de temps. Je succombe en silence à ta verve lyrique, je lutte pour ne pas rejoindre ce sol qui s’ouvre sous mes pieds, ce ciel qui tend à m’écraser sous son poids.

Tu gesticules, tes yeux voyagent entre ce support et le mien, entre cette toile et mon corps. Ton impatience habituelle laisse place à une impassibilité ignorée, tu soustrais au temps toute futilité pour lui extraire tout son parfum, tu modules toutes ces heures routinières pour en faire un instant essentiel. Tu deviens un créateur d’émotion, tu me dessines, je me décime de bonheur.

Je suis seul face à moi-même…

Seules mes toiles ornent l’atelier, elles sont singulières et pourtant elles se ressemblent toutes. Pendant que certaines ont la chance d’habiller les murs, d’autres sont à l’abandon et se répandent au sol. Elles partagent ma vie, en font partie intégrante, présentes telles des maîtresses, à mes pieds, elles attendent que je consente à les aimer, à prendre soin d’elles, à leur redonner vie. De mon pinceau, je les dessine, elles me fascinent, je m’occupe d’elles à ma guise lorsque j’en ressens le besoin, lorsque mon corps le désir, les désirs. Leur chair me passionne, elle m’inspire, m’aspire dans un autre monde, à la recherche de sensations nouvelles.

Égoïstement…

En nage, mon cœur est en souffrance, écrasé dans cette cage thoracique, il essaie de se faire une place, de se retourner pour mieux se frayer un chemin hors de cette prison. Chaque respiration est douloureuse, chaque pensée torturante.

…je me déplace avec lourdeur, au sol, je cherche un peu de confort. Recroquevillée, les ailes repliées, je cherche à masquer l’ampleur des dégâts, des bleus, des marques et des cicatrices. Les yeux luisants, je te parle d’une comète, de débris, d’un trou noir, d’un Paradis qui a le goût de l’Enfer…

Ici, tout devient spectacle, un théâtre narcissique à ciel ouvert. Tu existes que sur scène, tu as ce besoin viscéral d’occuper toute la place, d’être adulé, tout simplement aimé de peur de t’effacer.

Seul, tu t’es emmuré dans ce labyrinthe, pensant sortir vainqueur de ce combat sans fin. Parfois, guidé par la raison, tu essaies de retrouver ton chemin, de t’échapper mais, l’orgueil, trop souvent prend le dessus, nous laissant au beau milieu de ces innombrables dégâts…