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Critique de Cigale17


Un très, très beau roman pour lequel j'ai retrouvé l'enthousiasme et le bonheur de lecture éprouvés pour Kennedy et moi. J'ai d'abord craint le pire à cause de ce (beau) titre à rallonge : Jean-Paul Dubois a-t-il lui aussi sacrifié à cette mode ? Non, pas de risque qu'un tel auteur se plie à ces fadaises. On retrouve ici, comme dans d'autres opus, un personnage principal qui s'appelle Paul, un chien et depuis plusieurs années, le Québec.

Les deux citations en exergue donnent le ton : une première assez désespérée de Rosalind Krauss (que je ne connais pas) suivie d'une autre, obscène et très drôle, de Charles Bukowski, composée de deux brèves phrases qui évoquent le jeu, la virilité et le Canada, ce qui a tout à voir avec ce qui va suivre. le premier des onze chapitres plante le décor. Nous sommes dans une cellule de la prison de Bordeaux, au nord de Montréal. Paul, narrateur à la première personne, partage sa cellule avec un « biker » des Hells Angel, un « homme et demi », en fait : l'impressionnant Patrick Horton, en attente de jugement. Il est accusé d'avoir abattu un autre motard soupçonné de renseigner la police. On comprend dès la quatrième page que Paul a failli tuer quelqu'un et que c'est pour ça qu'il est en dedans, comme on dit au Québec. On comprend aussi que le récit de Paul va alterner entre présent et passé. Il sera question des fantômes qui le visitent : son père, Johanes Hansen, pasteur danois ; sa femme, Winina Mapachee, moitié Irlandaise moitié Algonquine, pilote d'un avion taxi ; et Nouk, leur chienne, recueillie quand elle était bébé. « Oui, j'aimais ce temps, déjà lointain, où mes trois morts étaient encore en vie » : à la cinquième page de ce formidable roman qui commence au passé et se termine au futur, on a l'impression d'avoir déjà tous les éléments de l'histoire en main. Il n'en n'est rien, bien sûr.

Au fil du récit, on va approfondir les personnages principaux et rencontrer de délectables personnages secondaires. Rien ne préparait Paul à la prison. Il vient de la classe moyenne (d'une famille atypique), son casier judiciaire est vierge, il a travaillé toute sa vie, il mène une vie tranquille depuis des années, et pourtant… Parmi sa galerie de personnages, l'auteur nous en propose plusieurs qui semblent être construits comme le double négatif d'un autre. Cette opposition se cristallise dès le début entre Paul et Patrick, les deux compagnons de cellule. Je ne me rappelle pas si Paul se décrit, je ne crois pas, mais le physique de géant de Patrick Horton ferait contraste avec n'importe quel homme normalement constitué ! Paul est d'un naturel calme, posé, habituellement taiseux, faisant preuve de résilience. Patrick est une pile électrique, perpétuellement en colère, bavard, incapable de se taire, pas même pendant ses longues, bruyantes et odorantes séances sur le trône. Sorte de double opposé à Paul, donc, mais aussi au directeur de la prison : deux « bikers » que tout sépare, sauf l'amour des Harley. Opposition affirmée aussi entre le père et la mère de Paul. Le père est un pasteur danois, installé d'abord à Toulouse, puis à Tedford Mines pour des raisons que je vous laisse découvrir. La mère tient un cinéma d'art et d'essai à Toulouse ; avant-gardiste, audacieuse, souvent indifférente envers son fils, elle semble en désaccord avec le pasteur sur à peu près tout, à commencer par la religion. En plus de Johanes, on pourrait l'opposer à Winona, qui semble parée de toutes les qualités qui ont manqué à la mère de Paul. Violent contraste encore entre les présidents successifs du conseil d'administration de l'Excelsior, l'immeuble dont Paul est le super intendant. Quoi de commun en effet entre le généreux, bienveillant et altruiste Noël Alexandre et l'atrabilaire vindicatif et mesquin monsieur Sedgwick ? Un coup de coeur personnel pour l'organiste, Gérard Leblond, qui possède tout l'enthousiasme dont manque le pasteur, personnage secondaire, infiniment talentueux, séduisant et sympathique, qui donne à l'auteur l'occasion d'une brève et passionnante digression sur Laurens Hammond, le fabriquant d'orgues et de bien d'autres choses.

Ce beau roman a provoqué chez moi une avalanche d'émotions diverses. La qualité de l'écriture, le ton souvent décalé, l'ironie bienveillante, la profonde tristesse de certains passages, le bonheur partagé, la richesse de la vie intérieure de Paul, son humanité et son absence totale de condescendance m'ont fait passer par toute la gamme des sentiments, et parfois du rire aux larmes. À cela s'ajoute la nostalgie. Nostalgie d'une époque révolue et d'un Québec que je connais bien. J'avais oublié le scandale des Ford Pinto dont le moteur prenait feu pour un rien, mais pas l'hiver 2008 : c'est cet hiver qui m'a décidée à revenir en France pour y passer ma retraite… Pas oublié non plus le verglas de 2002 où l'on entendait les arbres se fendre en deux sous le poids de la glace. Bref, attachement aux personnages, nostalgie tempérée par l'humour de Jean-Paul Dubois, mélancolie sans désespoir, et toujours et encore une véritable et très sincère admiration pour le talent de l'écrivain.
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