Tenant laborieusement sur ses jambes, Joseph ouvrit instinctivement les bras pour enlacer ses filles sans percevoir la raideur de son aînée ni les tremblements de la plus jeune. Encore moins le désarroi qui leur déformait le visage.
A la vérité, il se rappelait à peine son propre nom.
Bien sûr, ses filles semblaient ne pas manquer de l essentiel, il voyait à ce qu' elles mangent et dorment au sec et en sécurité, mais son attention s arrêtait là. Leurs questions sans réponse, leur chagrin, leur déroute, leur désarroi, il ne les voyait guère, sans doute anéanti lui-même par son propre malheur.
Enfant, Joseph adoptait très souvent un comportement marginal. Solitaire et renfermé, il se mêlait rarement aux jeux des autres garçons. Ou bien il y semait la zizanie, agaçant l'un, agressant l'autre, dérogeant constamment aux règles du jeu. Au bout du compte, il se mettait invariablement à bouder, réfugié dans un silence inexplicable.
Auprès de lui, elle se sentait devenir une femme. Et cette femme, belle et désirable, prenait le pas sur l'adolescente en révolte qu'on avait exilée là où elle ne voulait pas.
Son bonheur, elle allait se le fabriquer elle-même et sans son père. Elle ne compterait plus jamais sur lui.
Au fil du temps, ces femmes généreuses en vinrent à faire office de famille, cette famille perdue, morcelée, éparpillée qui, certains jours, semblait ne plus exister dans le coeur des jeunes filles.
Ça fait du bien de lire dans notre langue quand on se sent loin de chez nous.