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Critique de Presence


Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Dans la bibliographie de son auteur, il est paru entre Dropsie Avenue : Biographie d'une rue du Bronx (1995) et Mon dernier jour au Vietnam (2000). La première édition date de 1998. Il a entièrement été réalisé par Will Eisner : scénario et dessins, avec des nuances de gris. Cette histoire comporte 70 pages de bande dessinée.

Une citation anonyme évoque le lien qui unit les membres d'une famille, qui peut n'être ni l'amour ni la loyauté. Dans une petite ville au pied des montagnes, al est en train de boire un café au comptoir. C'est le garçon de salle. Il explique à Joe le propriétaire qui est aussi le barman, qu'il a reçu une lettre de sa soeur Greta qui l'invite au repas d'anniversaire des 90 ans de leur père Ben. Il demande une avance à Joe pour pouvoir s'acheter son billet d'avion. Il l'obtient. Il va ensuite dire au revoir à sa conjointe Alma qu'il part pour quelques jours. Il lui promet d'envisager un avenir plus durable avec elle à son retour. Il espère bien qu'il aura des nouvelles sur l'héritage potentiel. Dans une riche banlieue résidentielle, Molly raccroche le téléphone : Greta vient de l'inviter pour le repas d'anniversaire des 90 ans de Ben. Elle explique à son mari Charlie Garnett qu'elle a bien l'intention de s'y rendre, avec lui, leur fille Sherry et leur bébé, et montrer à tous les autres à quel point ils sont une famille heureuse. Dans un magasin de vêtements féminins, Selena demande à la propriétaire Marylou de pouvoir bénéficier de sa soirée pour se rendre à l'anniversaire de son père Ben, chez sa soeur Greta. Marylou accepte de mauvaise grâce car c'est la période des soldes. Selena passe se changer chez elle, où son copain Joe est encore saoul. Elle le gifle pour avoir la paix, puis sort alors qu'il est inconscient sur le sol sous les effets de l'alcool.

Dans son bureau de notaire, Leo se prépare à partir pour se rendre chez sa soeur Greta, agacé de ne pas trouver le dossier qu'il veut emmener. Sa secrétaire Irma lui tend. En conduisant, il repense aux propos désobligeant de son père sur le gâchis de la vie professionnelle de son fils alors qu'il lui a payé de bonnes études. Occupé à parler à sa secrétaire, il ne remarque pas qu'il est au-dessus de la limite de vitesse autorisé et il se fait arrêter par une voiture de police. Chez elle, Greta s'affaire pour préparer la table du repas, en demandant à son jeune fils de l'aider. Celui-ci lui demande si tout le monde viendra. Elle lui répond qu'elle n'est pas sûre qu'Al fasse le déplacement. Elle demande à son fils d'amener le grand-père Ben dans la salle à manger. Celui-ci va chercher son grand-père immobile et muet sur son fauteuil roulant, les suites de son attaque cardiaque. Dans sa tête, Ben repense au fait qu'il s'est marié tardivement à 40 ans, trop occupé par les affaires avant. Harry, le mari de Greta, l'appelle pour dire qu'il sera en retard du fait de problèmes au bureau.

C'est un fait : Will Eisner est un auteur incontournable dans le monde des comics et même de la bande dessinée mondiale. On lui reconnaît le fait d'avoir été le premier à écrire et publier une bande dessinée sans prépublication, un roman graphique même, abordant des thèmes adultes, s'adressant à des adultes, sans utiliser des conventions de genre que ce soit le policier, ou les superhéros : Un pacte avec Dieu en 1978. Auparavant cet auteur était devenu célèbre pour les aventures d'un détective privé The Spirit. Une affaire de famille est considérée comme l'un des romans graphiques mineurs d'Eisner, ce qui le rend aussi plus accessible pour se familiariser avec son écriture. le lecteur peut entretenir d'autres a priori, tels que la crainte d'une narration vieillotte, des dessins maladroits, une morale un peu appuyée ou orientée. Il commence timidement sa lecture, en espérant également être à la hauteur. S'il est déjà familier des oeuvres de Will Eisner, il retrouve son lettrage aisément identifiable, sinon il découvre ces lettres un peu épaisses, généreuses et confortables. La première séquence s'avère on ne peut plus accessible, une prise de contact avec Al, un peu fauché, un prolétaire, et la présentation du fil rouge de l'histoire : un repas d'anniversaire avec des enfants attendant d'hériter sans pour autant être aux abois. Les acteurs sont vraiment très bons dans leur jeu. Les décors sont assez présents, sans voler la vedette. Il n'y a que la teinte grise qui ternit un peu l'ambiance.

Le lecteur a compris qu'il est dans une comédie dramatique peu angoissante. Les personnages se comportent effectivement tous différemment en fonction de leur situation sociale et de leur histoire personnelle, des époux Garnett avec leur bonne pour s'occuper des enfants, au pauvre Sammy bénéficiant des aides sociales et suivant une psychothérapie. Néanmoins, il n'y a pas de misérabilisme. Charlie Garnett s'accommode avec philosophie du caractère autoritaire de sa femme. Sammy a accepté son état mental et fait des efforts pour l'améliorer. le lecteur se rend compte que son ressenti participe à la fois de la compassion pour des situations délicates, à la fois de l'amusement pour la manière dont Charlie se soumet aux volontés de sa femme, pour la manière dont al se trouve gêné en se retrouvant face à son fils dont il ne s'est jamais occupé. le langage corporel des personnages est extraordinaire d'expressivité et de justesse, que ce soit dans les postures, les gestes, les occupations du quotidien. Pour la première apparition de chaque personnage, l'artiste représente le lieu où il se trouve dans un dessin en pleine page. Pour le reste, il représente plus ou moins de détails, de nombreuses cases ne montrant que les personnages comme s'ils se tenaient sur une scène de théâtre. La lecture est effectivement très facile, plutôt agréable du fait de l'absence de drame larmoyant, assez touchante grâce à l'empathie pour les personnages, et l'intrigue s'avère assez classique, avec une révélation faite doucement et une chute très logique. le lecteur a passé un bon moment sans ressentir de révélation, sans vivre de moment inoubliable.

… mais les personnages restent avec lui quand il a refermé la BD, ainsi qu'une douce sensation de chaleur humaine ineffable et précieuse. Pourtant, avec un peu de recul, Will Eisner a créé des personnages assez proches de stéréotypes : l'homme quadragénaire incapable de s'engager et de s'installer, le mari dominé par son épouse, l'épouse fière de son statut social, la jeune femme incapable de s'installer, le jeune homme manquant de confiance en lui du fait d'avoir été abandonné par son père, la grande soeur qui veut absolument rassembler la famille pour l'anniversaire du père. La narration est visuelle est simple et sans chichi, sans séquence spectaculaire, parfois comme juste griffonnée. Pourtant, en 70 pages, l'auteur a réussi à donner vie à une dizaine d'individus très différents. Avec un trait souple à l'apparence superficielle d'esquisse, il capture avec une précision incroyable l'apparence de chacun d'entre eux, avec une cohérence parfaite. Même dans les scènes les moins visuelles, les personnages vivent sous les yeux du lecteur. Par exemple, page 20, en rentrant chez lui Leo téléphone en conduisant, et l'artiste le dessine de face en plan fixe. le lecteur peut voir l'expression de son visage changer en fonction de ce qu'il dit et donc de ce à quoi il pense, tout en penchant plus ou moins la tête sur son téléphone en fonction de l'intensité de son état d'esprit, sans oublier de tourner le volant pour suivre la circulation. Pages 48 & 49, al se retrouve face à son fils Sammy dans la même pièce, et rien qu'en regardant les personnages, le lecteur ressent la gêne d'al derrière ses fanfaronnades, et le détachement de Sammy indiquant à son père qu'il est au chômage, sachant que son père se montrera aussi égocentrique que d'habitude, incapable de s'intéresser à lui.

Le lecteur se rend également compte que ce qu'il pouvait prendre pour de l'économie relève en fait d'un sens très sûr de la narration. Les dessins de bâtiment en pleine page montrent des endroits que le lecteur sait qu'il pourrait retrouver tellement ils ont l'air vrai. Pourtant un examen attentif de la page montre bien de simples traits, pas toujours réguliers, l'artiste sachant jouer avec ces variations d'épaisseur pour donner plus de relief à chaque élément. le lavis gris semble apposé de manière uniforme à grands coups de pinceau, mais en y prêtant attention il apparaît que les irrégularités de teinte rehaussent discrètement le relief de chaque élément pile poil au bon endroit, comme par magie. La disparition des décors en arrière-plan concentre l'attention du lecteur sur les personnages exactement au moment où un enjeu émotionnel important apparaît et s'exprime. L'absence de bordure de case accentue l'impression que chaque dessin se déroule au même endroit, faisant naître une forte continuité de l'un à l'autre. Will Eisner a trouvé un moyen de représenter les souvenirs d'un personnage en les inscrivant dans des bulles aux contours particuliers, les mêmes contours qu'il s'agisse d'un dessin ou d'une pensée. Toute la narration visuelle est d'une élégance aussi discrète que gracieuse. Les personnages s'attardant dans son esprit, il repense à ce qui les unit, à la manière dont l'auteur expose leur relation à leur père, par petites touches. En fait, ils ne sont pas des archétypes, mais ils se sont bien incarnés sous les yeux du lecteur, avec chacun un bon fond, malgré leurs réels défauts qui apparaissent alors comme l'expression de leur humanité. La résolution de l'intrigue devient alors encore plus poignante dans la solidarité qu'elle exprime, et l'empathie désintéressée de Sammy.

Effectivement, la lecture facile donne l'impression d'une histoire simple, d'un récit peut-être mineur. Il faut un peu de temps au lecteur après avoir refermé cette bande dessinée pour que toutes les saveurs subtiles s'exhalent et qu'il prenne la mesure de son attachement aux personnages, de la douce sensibilité de l'auteur pour eux, de leur humanité faillible, de leur façon de former une famille malgré leurs différences.
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