Ta vie en France se résume à essayer de ne pas paraître arabe tout en voulant te démarquer.
Au départ tu ne cherchais aucune sensualité, tu ne comprenais même pas qu’il puisse y en avoir dans ce corps lambda. C’était devenu une habitude, un rituel du soir. Tu t’asseyais, t’allongeais, cambrais le dos pour mieux voir sous tous les angles, tournais sur toi-même et redécouvrais l’espace de ta chambre, où des objets traînaient : un peignoir, une jupe, des dossiers, de la poussière. La sourdine d’enfance laissait place aux regards étrangers qui t’accompagnaient jusque dans la solitude de cette pièce adolescente. Tu trouvais belle cette figure figée à travers l’écran du téléphone. Certaines parties de toi étaient attirantes, tu le pensais. Immobile, le téléphone dans tes mains, tu passais de longues minutes à examiner les photos une par une, un petit sourire aux lèvres. Tu ne les regardais pas comme tu te serais regardée, mais comme si tu observais une femme dans la rue, comme si toi aussi tu étais devenue l’un de ces hommes qui se retourne sur ton passage, la tête penchée pour mieux voir. Tes poses variaient : l’homme assis en terrasse d’un café n’avait pas la même vue que celui assis sur les marches d’un immeuble, ni celui de l’épicier ou du garde d’une administration quelconque. La frontière entre ces hommes et toi se brouillait à mesure que les photos s’accumulaient, que les jours passaient. Tu étais à la fois toi et un autre. Toi au moment des photos, un autre quand tu les observais. Tu pensais saisir quelque chose, tu pensais mieux comprendre ce que tu représentais, l’objet que tu devenais. Tes yeux étaient leurs yeux ; leurs mains, tes mains. Tu touchais ton bras, ton épaule, ta main se serrait autour du cou, puis le thorax entre les seins, le haut du ventre, l’aine. L’objectif du téléphone tenait en équilibre approximatif, entre deux livres, contre un abat-jour, posé face au mur. Tu mettais le minuteur, tu revenais à ta place, tu comptais en silence les secondes qui te séparaient du cliché immortalisé. Cinq, quatre, trois, deux, un…
La distance qu'il maintenait te tuait: celle du père qui n'a pas supporté que sa fille l'entende faiblir.
Toujours l'ambivalence : Il ne faut pas paraître trop négligée pour ne pas tomber dans le carcan des musulmanes oppressées, ni trop apprêtée, pour ne pas sombrer dans celui des beurettes en quête d'attention.
Alors qu'il parlait, une connaissance te fixait, te demandant silencieusement s'il fallait intervenir, si l'inconnu t'embêtait. Tu t'étais contentée de secouer la tête, giflée par le constat qu'un Arabe défiguré par une cicatrice était nécessairement vu comme plus hostile que Quentin et ses yeux bleus.
(P. 158)
Les années ont passé. Parfois, la déconnexion est telle qu’elle n’apparaît qu’à travers le regard de l’autre. L’autre aimé, de préférence. Respecté, considéré. L’étonnement
dont font preuve certains hommes en découvrant le soir que tu n’as pas mangé depuis que vous vous êtes quittés le matin à huit heures, ou lorsque tu annonces le viol l’air de rien dans la cuisine d’une soirée chaotique, ou quand tu te mets à hoqueter de douleur face à d’insupportables compliments. Toujours cette même sidération, plus violente encore que les symptômes de ta dislocation corporelle. Le dégoût, le choc, la pitié, la sentence « à ta place, je pense que je me serais suicidé ».
Il t'avait demandé si tu étais heureuse ici, il t'avait confié que sa vie en France était bien dif-ficile, mais qu'il ne reviendrait pour rien au monde au Maroc. « La liberté », il avait dit. « La liberté est quelque chose que l'on n'aura jamais là-bas. »
(P. 157)
Au Maroc, tu sais que ne sont tranquilles que celles qui n'ont rien manifesté, celles qui n'ont pas été surprises. Les autres sont étouffées par des vidéos, des messages, des photos, des audios, une virginité perdue ou un sein dévoilé, un soir où elles ont senti un vent de liberté gonfler dans leur ventre et qu'elles regretteront une vie entière.
On ne peut pas s’enfuir de soi-même, et cette pensée signifie l’insoutenable.
Rencontrée au salon livres en vignes en côte d' or, vous m'avez donné envie de vous lire. Je ne regrette pas, une belle écriture.
Une vision de la femme qui fait peur mais une réalité. La liberté n est pas encore acquise.