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Critique de Arthemyce


Dans ce cours essai d'environ 150 pages, Jacques ELLUL – professeur en Histoire du Droit, chrétien protestant et théologien, ou encore auteur connu pour sa critique de la « Technique » – entreprend de créer du lien entre deux choses que tout semble opposer : l'Anarchisme et le Christianisme.

Toutefois, il le précise d'emblée : il n'est pas question de convertir les anarchistes aux Christianisme, ni les chrétiens à l'Anarchisme. le propos est bien pour Ellul de montrer ce qui selon lui rapproche la philosophie anarchiste et la foi chrétienne. Pour ce faire, il choisit d'observer l'une sous le prisme de l'autre ; ainsi le premier chapitre abordera « L'Anarchie du point de vue d'un chrétien » et le second quant à lui traitera de « La Bible, source d'Anarchie ».

Dans un premier temps, Ellul s'attache à décrire sa propre vision de l'Anarchisme, en insistant notamment sur la non-violence et ce faisant – malheureusement – ravive inutilement les clichés éculés émaillant ce courant de pensée sans oublier de saupoudrer son argumentaire des légendaires M.L.K. ou Ghandi, par prétérition. Ceci permet d'amener la discussion sur la question de la coercition et du Pouvoir, qu'Ellul, inspiré par Marx bien que critique du Marxisme, connait bien.
Il est clair que, pour lui, toute domination doit être combattue. Cependant il ne manque pas de préciser qu'il estime que l'idéal anarchiste est un objectif inatteignable : « le combat anarchiste, la lutte en direction d'une société anarchiste sont essentiels, mais […] la réalisation de cette société est impossible ». Pour appuyer sa position, Ellul a malheureusement recours à un homme-de-paille dont il critique la double-conviction que « l'Homme naturellement bon, et que c'est la société qui le corrompt ». La superficialité de l'argumentation nuit au débat de fond pourtant intéressant – à savoir : le caractère asymptotique de l'idéal Anarchiste – et se clos sur l'exemple du centre d'Amsterdam « horrible concentré de drogués » après que le gouvernement Hollandais ait décidé de tolérer la consommation de certaines drogues. Dommage…car dans le fond, on cerne bien l'idée de l'auteur. Mais l'exemple laisse vraiment à désirer : c'est un peu grossier et les clichés n'aident pas à donner à Ellul l'objectivité que ses thèses et son ambition pour cet ouvrage mériteraient.
Malgré son discours ouvertement critique, il conclut à juste titre – en regard de la « montée » des logiques de consommations (le livre est de 1988, elles sont désormais bien établies) et des dérives de l'État – que « [l]es églises ont une fois de plus trahi leur mission. Les partis se livrent à des jeux de théâtre qui datent d'un siècle. Et c'est dans ces conditions que je considère l'anarchie, comme, à la fois, la seule mise en question sérieuse et le moyen d'une prise de conscience, premier pas de l'action. » et nous invite à combattre ces tendances mortifères sans pour autant déserter la société, faire sécession, en appelant évidemment à s'extraire des logiques de la domination : « […] on peut lutter, on peut mettre en question, on peut s'organiser en marge, on peut dénoncer (non pas les abus de pouvoir, mais le pouvoir lui-même !). Et cela, seule, l'anarchie le déclare et le veut. ».

En seconde partie de ce premier chapitre, Ellul se penche sur « Les griefs de l'anarchie contre le christianisme ». D'entrée de jeu il déclare : « La première constatation fondamentale, c'est que toutes les religions quelles qu'elles soient sont à l'origine de guerre, de conflits […]. [D]ans ces guerres provoquées par la « Religion » c'est la question de la vérité qui est devenue centrale […] » et ceci vaut « aussi pour les religions nouvelles qui les ont remplacé : la Religion de la Patrie, la Religion du Communisme, la Religion de l'Argent, par exemple. » et montre qu'il ne sera pas plus transigeant envers la Religion qu'il ne l'a été vis-à-vis de l'Anarchisme. Il critique abondamment les institutions religieuses soumises au pouvoir, qu'il écorchait déjà en introduction en les condamnant sévèrement (et fort légitimement) : « Toutes les églises ont scrupuleusement respecté et souvent soutenu les autorités de l'État, elles ont fait du conformisme une vertu majeure, elles ont toléré l'injustice sociale et l'exploitation de l'homme par l'homme (en expliquant pour les uns que la volonté de Dieu était qu'il y ait des maîtres et des serviteurs, et pour les autres que la réussite socio-économique était le signe extérieur de la bénédiction de Dieu !) » et soulignant l'incohérence d'une hiérarchie religieuse « alors que Jésus n'a évidemment jamais crée de hiérarchie […] ».
Spécialiste du Droit romain en complément de ses connaissances théologiques, Ellul retrace brièvement l'Histoire du développement du Christianisme à l'aube du premier millénaire, au moment où la Religion chrétienne est loin d'avoir l'ampleur qu'on lui connait aujourd'hui, en évoquant abondamment les textes. Cela lui permet d'esquisser comment le Christianisme a peu à peu été corrompu et phagocyté par le pouvoir, allant jusqu'à renier ses plus fondamentaux principes. A ce sujet il précise que « L'alliance du Trône et de l'Autel ne date pas de la Restauration mais du Vème siècle ».
S'ensuit, historiquement, une longue complicité entre l'Eglise et le Pouvoir : la première étant garante de la propagande envers les masses, en légitimant notamment l'autorité du second (prétendument acquise de droit divin…), tandis que le second se gardait en retour de trop s'immiscer dans les affaires politique de la première. Ce n'est d'ailleurs sans doute pas pour rien, nous cite Ellul, que « Napoléon a dit : "Les curés tiennent le peuple, les évêques tiennent les curés, et moi je tiens les évêques". On ne pouvait pas mieux déclarer, ce qui fut toujours, que l'Église est en définitive l'agent de propagande de l'État ». N'importe qui ayant un minimum de recul critique vis-à-vis de l'Histoire et du Christianisme arriverait aux mêmes conclusions qu'Ellul : une collusion flagrante et lucrative pendant des siècles ont permis aux deux partis l'expansion de leur emprise respective (au prix de nombreuses tragédies). La critique d'Ellul – bien qu'entendue – est toutefois la bienvenue car indispensable dans cet ouvrage : elle montre à quel point l'auteur se distancie de la Religion chrétienne institutionalisée, au profit de sa propre foi et de son interprétation personnelle des textes bibliques à l'aune de son accointance avec les idéaux libertaires.

Dans le second chapitre de l'ouvrage, l'auteur renverse la grille de lecture en s'attelant cette fois à analyser certains textes sacrés afin d'en montrer la portée anarchiste. Pour commencer, comme c'est souvent le cas dans les livres traitant d'Anarchisme, Ellul s'attarde à en formuler une définition succincte en évoquant l'étymologique « an-arkhê », sans omettre bien sûr de récuser la solide réputation de désordre que traine ce courant de pensée et qui, selon lui (comme beaucoup d'autres), « vient de ce que l'homme occidental est tellement persuadé que l'ordre dans la société ne peut être établi que par un pouvoir central fort (police, armée, propagande) que, sitôt que l'on met ces pouvoirs en discussion, on ne peut envisager que du désordre ! ». Et je ne vais certainement pas le contredire… Même si le résumer sous ses traits est un peu trop réducteur à mon goût.
Ellul articule son développement en cinq parties, respectivement autour de : « La Bible Hébraïque », « Jésus », « L'Apocalypse » (qui évoque dans les écrits la « Révélation » et non une horrible catastrophe), « Une incidence - l'Epitre de Paul » et « Pierre ». Seulement, mes séances de catéchisme ayant plus de 25 ans et n'ayant jamais ouvert une Bible (ni alors, ni depuis) je m'attarderai moins dessus, ne maitrisant pas suffisamment les textes évoqués.
C'est justement ce qui a été un souci en ce qui me concerne : même si Ellul cite explicitement des passages, des anecdotes ou des paroles attribuées à Jésus ou à d'autres (et sans même discuter de leur véracité) on est fondamentalement contraint de faire confiance à l'auteur quant aux contextualisations et interprétations qu'il avance. Non pas que ce qu'il dise soit insensé – au contraire, cela fait souvent sens, pour peu qu'on appréhende correctement le prisme anarchiste – mais à l'instar du premier chapitre, je reste un peu sur ma faim.

Faisant suite à ce second chapitre se trouvent des annexes présentant deux interprétations d'un texte (Romains, XIII 1-2) respectivement par K. Barth et A. Maillot ainsi qu'un court texte : « Les objecteurs de conscience », sur lesquels j'ai fait l'impasse (en fin de lecture je saturais des références bibliques, pour être honnête). En revanche, j'ai énormément apprécié la petite dizaine de pages du témoignage d'Adrien DUCHOSAL : « Être prêtre catholique et anarchiste ». C'est de loin ce que j'ai préféré dans ce livre pour le naturel, la simplicité et la profonde sincérité qui se dégage des anecdotes et des valeurs dépeintes dans ces quelques lignes.

En résumé, Ellul nous présente sa vision de l'Anarchisme et son exégèse libertaire des textes sacrés du Christianisme tout en nous entrainant malgré lui dans de profondes questions d'herméneutique. Il m'a été difficile de faire confiance à l'auteur en dépit de sa qualité reconnue de théologien. D'abord le premier chapitre traitant du courant anarchiste m'a paru un peu superficiel, accumulant quelques clichés au passage, au détriment de questions pourtant pertinentes ; puis au second il explore avec détails différents récits bibliques et paroles attribuées à Jésus dont il nous expose son interprétation avec méticulosité… La cohésion entre ces deux chapitres tient globalement aux seuls enthousiasme qui émane de l'auteur et à sa foi inébranlable qui – à mon sens – parasitent un peu trop la rigueur argumentaire de l'essai.

A la fin du premier chapitre, l'auteur écrit : « Tout ceci dit, je ne prétends nullement avoir convaincu le lecteur ». Bien que sur le moment je me sois dit « heureusement ! », je me suis rappelé que dès l'introduction Ellul avait exposé ses ambitions pour cet essai et que le prosélytisme y était absent, ce qui est effectivement le cas.
Au final, j'ai quand même apprécié cette lecture. Elle offre à voir le regard intéressant d'un penseur peu ordinaire ainsi qu'une relecture particulièrement subversive des écrits bibliques en proposant une vision du Christianisme sous le prisme de l'Anarchisme sur un ton assez léger et accessible.

Tout au long de cette lecture j'ai eu en tête l'image « Jesus was an Anarchist », et l'idée m'a bien fait sourire !
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