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Critique de audelagandre


Nous avons tous « Notre part de nuit ». Chez certains, cette partie est plus puissante que chez d'autres, plus opaque, noirceur plongée dans des ténèbres sépulcrales. Au coeur de l'Argentine, un père entraîne son fils dans une cavale pour des raisons obscures. Juan est né avec une grave malformation cardiaque. Il a déjà subi plusieurs opérations et cela depuis son plus jeune âge. Chacune semble le laisser plus affaibli. Son fils Gaspar, enfant au début du roman, pleure le décès de sa mère Rosario, écrasée par un bus. Celle-ci fut la première femme argentine à avoir obtenu un doctorat en anthropologie à Cambridge. le couple formé par ces deux êtres est tout sauf singulier. Juan est « le Médium » d'une organisation appelée « L'Ordre » qui a pour but de nourrir « l'Obscurité ». Il est susceptible d'« (…) entendre le son des couleurs », il est « capable d'entendre pousser les plantes », il sait parler grâce à la méthode du pishogue, une forme de communication secrète. Plus dérangeant, il voit les morts. Gaspar les voit également… Ce « don » dont le père ne veut pas parler frappe également le fils. le jeune âge de celui-ci permet à Juan de raconter des histoires, de tenter de l'embobiner, de dédramatiser. « Je te jure qu'ils ne peuvent rien te faire. Ce ne sont pas des hommes et des femmes, ce sont des échos. » Ce cerveau malléable peut encore croire à ce que lui dit son père, mais ses entrailles savent qu'il est « spécial ».

« Notre part de nuit » est un roman choral composé de six parties aux titres énigmatiques, apposées de manière non chronologique : « Les griffes du Dieu vivant », « La main gauche le docteur Bradford entre dans l'Obscurité », « Le problème des maisons isolées », « Cercles de craies », « Le puits de Zañartú », « Les fleurs noires qui poussent dans le ciel ». Chaque chapitre est dédié à une voix qui, à sa manière, raconte son vécu. Certaines informations s'entrecoupent, sont parfois redondantes, mais apportent toujours une part de lumière au coeur de la part de nuit. En sus, de nouveaux éléments sont révélés qui, bout à bout, permettent au lecteur d'appréhender les différentes existences narrées dans leur globalité. Même si je ne raffole pas des comparaisons, difficile de ne pas penser à « La route » de Cormac McCarthy ou aux ouvrages de Stephen King qui ne cessent de décrypter les relations père-fils. Cette part de nuit, c'est d'abord celle de Juan, désigné comme le Médium, choisi par l'Ordre pour accomplir une mission. de facto, c'est aussi celle de Rosario qui partage sa vie, lucide quant aux desseins attendus par l'Ordre. Enfin, c'est celle de Gaspar, victime collatérale de cette union, entouré d'une aura que ses parents tentent d'étouffer. La relation entre Juan et Gaspar occupe une grande partie du récit dès le début puisqu'il ne reste qu'eux. Juan est un père étrange, qui parle par énigmes en utilisant des concepts difficiles à comprendre pour un petit garçon. « Je ne veux rien de vivant dans cette maison. » lorsque Gaspar émet le désir d'avoir un chien, « Il ne faut pas maintenir en vie ce qui est mort » ou encore « Les fantômes sont réels. Et ce ne sont pas toujours ceux qu'on appelle qui viennent. » Gaspar est un petit garçon triste, inconsolable, abattu qui ne comprend pas les réactions de son père, sa part de nuit. Leur relation oscille sans arrêt entre l'affection et l'hostilité, la douleur et les bonheurs partagés, l'honnêteté et le mensonge, la santé et la maladie, l'obscurité et la lumière.

« Notre part de nuit » est un roman d'une remarquable densité, naviguant entre réalité historique (dictature militaire argentine et Londres dans les années 70), illusions réelles et réalités chimériques. Mais pas seulement… Tout le sel du roman imaginé par Mariana Enriquez repose sur le parfait dosage de fantastique qu'elle distille par petites touches, avec grande intelligence et fort à propos, sans jamais faire basculer le récit dans une histoire à laquelle on ne croit pas. L'Obscurité va jusqu'à transpercer les pages pour atteindre les peurs profondes du lecteur, en sublimant les corps outragés, les monstres effroyables, les sacrifices pétrifiants et les pratiques cauchemardesques. « L'Obscurité avait faim et ne refusait jamais ce qu'on lui offrait. » Malgré cette boulimie opaque dénuée de raison, malgré la maladie qui le terrasse, Juan se donne comme mission de protéger son fils coûte que coûte. Et c'est, dans cette part de nuit, que jaillit toute la beauté de la relation père-fils. « The dead travel fast », les morts se déplacent vite, mais les vivants aussi. Toute l'urgence d'avoir un coup d'avance exacerbe les émotions, confère aux personnages leur statut d'êtres de chair, et marque le lecteur au fer rouge.

Ce roman est un ovni de la rentrée littéraire, l'un des meilleurs qu'il m'ait été donné de lire cette année, autant par son originalité, par son écriture, sa construction, que par les émotions qu'il catalyse. Un très grand roman, un très beau roman, une magistrale part de nuit.
Lien : https://aude-bouquine.com/20..
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