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Critique de Unchatpassantparmileslivres


Le titre est à prendre bien sûr dans son sens littéral, puisque Didier Eribon est bel et bien retourné à Reims après des décennies d'éloignement, dès que son père a quitté la maison familiale pour un service dédié aux personnes atteintes d'Alzheimer ; mais il revêt aussi un sens symbolique, car, en retournant à Reims, ou plus exactement à Muizon, dans sa banlieue, c'est vers son enfance et sa jeunesse, vers une part de lui-même qu'il avait délibérément rejetée, reniée, qu'il a accepté de revenir, dans un travail de réconciliation avec cette part constitutive de son être.

Ce philosophe et sociologue à la carrière impressionnante nous livre un récit autobiographique touchant, qui mêle histoire personnelle et analyse sociologique et politique. Au fil des chapitres, il explore son passé, restitue l'histoire de sa famille et celle de la classe ouvrière et essaie de comprendre comment sa trajectoire personnelle a pu s'écarter du destin tracé d'avance pour les enfants d'ouvriers. Sa prise de conscience progressive de l'écart entre les classes sociales, de l'effet d'appartenance de classe dans une vie individuelle l'a fait fuir ce milieu d'origine pour devenir autre chose que ce à quoi le destin social l'assignait. Il expose le rôle du système scolaire dans le processus de perpétuation de ces écarts, de ce qui semble « aller de soi » -quitter l'école dès qu'elle n'est plus obligatoire pour les enfants de la classe ouvrière ou faire de longues études, pour ceux de la bourgeoisie ; le film récent de Jean-Gabriel Périot, Retour à Reims (Fragments), dans lequel Adèle Haenel lit des extraits du livre, sur fond d'images d'archives et d'extraits de films, l'illustre de façon saisissante, avec l'interview de jeunes ouvrières tout juste sorties de l'école, qui disent préférer la liberté gaie de l'usine à l'enfermement austère de l'école et ont eu l'impression d'avoir effectué ce choix librement et non d'être victimes d'un déterminisme d'exclusion.

Il tente aussi d'analyser l'histoire des dernières décennies en terme de classes sociales et s'interroge sur les raisons du passage de sa famille et de la classe ouvrière en général d'un vote communiste (eux les patrons vs nous les ouvriers) à un vote d'extrême droite (eux les étrangers vs nous les Français). Il tient pour responsable de ce changement la disparition de la notion de classes sociales dans le discours de la gauche qui l'a remplacée, à son arrivée au pouvoir, par l'idée de responsabilité individuelle et de pacte social. Didier Eribon estime que, en effaçant cette notion de groupes sociaux dans le discours politique, on amène ces groupes et classes à se reconstituer d'une autre manière.

Enfin, il souligne son sentiment d'appartenance à une classe sociale défavorisée en terme de références et intérêts culturels, d'opportunités et de choix, une classe de dominés et d'humiliés, et la honte qui accompagne le contact avec les ressortissants de classes privilégiées. On retrouve la même analyse chez Annie Ernaux, que Didier Eribon cite à plusieurs reprises ; comme elle, il relève ces « prononciations et tournures de phrases fautives, les idiomatismes régionaux » dont il a dû se débarrasser, et des phrases familières à sa famille : « Y'a pas de raison qu'on n'ait pas le droit d'avoir ça nous aussi », « Ils ne sont pas malheureux » et certaines situations où la honte l'empêchait d'être lui-même...

Avant ce retour vers sa région natale, il avait déjà écrit sur les mécanismes de la domination et de la honte (dans Réflexions sur la question gay, en 1999, qui aborde la honte qu'on ressent à ne pas être dans la norme sexuelle), mais jamais dans le domaine social, sur le fait d'être né dans la classe ouvrière, sur son ressenti de transfuge de classe. « Il me fut plus facile d'écrire sur la honte sexuelle que sur la honte sociale » écrit-il. Avec cet essai, il s'explique sur cette honte sociale, incommunicable auparavant, ce type même de honte spontanément caché, qu'il met cette fois en avant pour la faire entrer dans le débat public.
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