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EAN : 9782080438942
624 pages
Flammarion (24/01/2024)
3.56/5   35 notes
Résumé :
L'irruption sur la scène publique, culturelle et politique de l'affirmation homosexuelle a entraîné, au cours des dernières années et à l'échelle internationale, une prolifération de discours sur la définition même de l'homosexualité, et soulevé tout un ensemble de problèmes théoriques, sociologiques, philosophiques : qu'est-ce qu'un homosexuel aujourd'hui ? qu'est-ce qu'une identité ? qu'est-ce qu'une mobilisation politique ? Didier Eribon propose ici une série de... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (4) Ajouter une critique
J'ai voulu lire ce livre parce qu'une phrase, lue en ouvrant le livre au hasard, m'avait semblé intrigante et spontanément juste : "Les vies gays sont souvent des vies différées". J'ai voulu savoir ce qu'il se passait alors avant, pendant et après ce "différé" - et ce qui était écrit dans les cinq cents pages qui entourait cette affirmation. La réponse, malheureusement, est surprenante.

La première phrase semblait me confirmer la perspective d'une évolution. Avant le constat du différé, il y avait le moment déclencheur, d'emblée affirmé : « Au commencement, il y a l'injure ». La forme parodique promettait par ailleurs une poursuite biblique sous forme d'un bréviaire. J'en augurais une lecture tranquille, aimable mais impatiente avant la révélation de la bonne parole, l'énonciation de la réalisation finale de l'oeuvre créatrice du gay dont la vie débutée sous l'injure et différée se serait finalement synchronisée au rythme universel du temps divin.

Mais point du tout, puisque ce vaste, ambitieux et présomptueux projet s'est trouvé anéanti dès la seconde phrase, averbale : « Celle que tout gay peut entendre à un moment ou à un autre de sa vie ». Ah, finalement, donc, ce « commencement » serait une quotidienneté ? Où est le commencement alors, et en quoi est-il fondateur ? L'irrégularité grammaticale semblait annoncer l'imperfection discursive…

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Et c'est en effet ce qui se produit. Comme la Bible, en un sens, cependant, s'il faut garder un parallèle, le discours s'affranchit des classifications discursives que les études littéraires nous ont habitué à discerner selon le type d'arguments avec lequel on veut soutenir son propos : tout est mélangé.

Par exemple, la sociologie est invoquée, mais dégradée en vérités générales ("toutes les enquêtes menées auprès des gays et des lesbiennes attestent que..." , début du chapitre 3 ; "Si les réseaux d'amitié sont très importants pour les jeunes gays qui arrivent à la ville, il le sont tout autant...", début du chapitre 5).

Elle se mêle à des affirmations sorties de nulle part qui introduisent sans transition un thème arbitraire et où semble affleurer le témoignage personnel (« Si elle représente l'aspiration à la liberté et à la réalisation de soi, la ville peut aussi… », début du chapitre 6) ; « En écrivant que l'injure est constitutive de la subjectivité « minoritaire » […], je sais que je m'expose… », début du chapitre 7 ; « il est à peu près certain que », chapitre 8).

Rapidement sont esquissées des inserts historiques immédiatement évincés (« Mais bien avant cela, dès le début du siècle, et même dès la fin du XIXème siècle, la réputation de certaines villes, comme New-York, Paris ou Berlin, attiraient… », chapitre 2).

S'y glissent des considérations littéraires qui sortent à l'inverse du rapport de l'expérience vécue pour se référer à la construction culturelle (« Gide raconte une scène exemplaire à cet égard », « Proust évoque ce phénomène de manière saisissante dans La prisonnière », chapitre 7).

Et la troisième partie, presque un tiers du livre, consiste à commenter ici où là, mais sûrement pas de manière systématique, un auteur, pris parmi les autres, sans doute à cause de sa notoriété et de sa sexualité (à moins que ce ne soit du fait de ses relations avec le présent auteur ?). Il s'agit de Michel Foucault, contesté sur des phrases, des anecdotes, des citations indépendantes. le propos est alors maintenant de commenter une oeuvre (« Pour comprendre pourquoi Foucault est passé d'une analyse en terme de « répression »… », chapitre 8 ; « Dans les années qui suivent […] Foucault va s'exprimer… », chapitre 11). Cet aspect de commentaire d'une théorie philosophique était déjà insinué par le titre du chapitre 7 (« Dire et ne pas dire ») dont le contenu se rapporte à une tradition philosophique. Mais quel rapport entre Austin et Foucault ? Et pourquoi passer quelques lignes sur le premier et cent trente sur le second ?

Et puis de généralité en généralité, on en vient à des citations anecdotiques, comme autant de souvenirs nostalgiques de lecture (« Sartre a écrit de belles pages à ce sujet », chapitre 8).

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Outre la confusion des styles, on a un très étrange parti pris, pour parler du « gay » (un mot anglais et très international, mais plutôt contemporain en France – il ne s'agit pas de « réflexions sur la question homosexuelle »), de se référer constamment à Proust, Wilde et Gide. le livre a été écrit en 1999, l'année du PACS ; l'exemplaire que j'avais entre les mains contient une préface à la seconde édition qui a été éditée en 2012 : l'année du projet de loi pour le mariage pour tous. Aux Pays-Bas, le mariage est légal depuis 2001. le baron de Charlus, le procès De Wilde, l'argumentation serrée du Corydon sont encore dans ce contexte social novateur des références valables de la vie homosexuelle en France ?... Vraiment ?

Sans doute est-ce le cas pour l'auteur qui truffe son propos de mots complètement surannés, ou qui brident le sens, jusque, pour les affirmer sans doute, ses titres (« Inversions », « de la sodomie », « Comment naissent les « pédérastes arrogants », « Un vice innommable », « L'infection morale »). On a l'impression d'un essai écrit par un prêtre intégriste en 1880.

C'est que le « gay » ici, n'est pas l'être moderne qui revendique sa fierté dans des parades épiques un peu partout sur la planète, il est une sorte de modèle « éternel » comme il existe la « femme éternelle », ces ontologies qui flottent dans les airs depuis la nuit et jusqu'à la fin des temps, qui transcendent les individus et s'incarnent en eux pour diriger leur existence de l'intérieur selon des schémas standardisés trop étroits qui les consternent et les empêchent de progresser dans leur vie individuelle. L'inspiration romantique est en effet présente : « il y a assurément une « mélancolie » spécifiquement homosexuelle », chapitre 5.

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Ce serait la raison pour laquelle le livre lui-même n'avance pas et reste enfermé dans ses obsessions qui reviennent indépendamment de l'ordre que la pensée voudrait leur donner : le contenu des chapitres n'a rien à voir avec leur titre.
Par exemple le chapitre « sexualité et profession » se limite à parler d'homosexualité ; « homosexualité et profession » serait encore faux, puisqu'il ne s'agit que de vocation ou de formation : la réussite scolaire, qui mènerait à faire opter les homos pour des métiers « intellectuels ». Il n'y a donc pas d'homosexuels dans les métiers manuels ? Tous les homosexuels ont eu mention TB au bac et ont leur doctorat en poche ? La fin du chapitre interroge Proust, très au courant des métiers manuels sans doute et de la vie économique du début du XXIe siècle en général, sur le lien éventuel entre l'homosexualité et les arts. Sans que la question fondamentalement soit dénuée d'intérêt, on se demande bien pourquoi citer Proust à cet endroit et si raisonnablement le chapitre peut se finir ainsi, en « eau de boudin » comme on dit. C'est assez sidérant de platitude et d'égocentrisme.

Dans le chapitre suivant, intitulé « famille et « mélancolie » », il est question des enfants, mais de manière formidablement pessimiste et passéiste : l'impossibilité pour des gays et lesbiennes d'avoir des enfants ; rappelons que le livre est écrit en 1999, sa réédition date de 2012 : mais l'auteur sort-il de temps en temps de sa bibliothèque « Belle époque » ? La réponse semble être non : à propos du mariage ouvert aux homosexuels, le Baron de Charlus sert encore de référence, et Gide aussi. C'est tout. Après, le chapitre s'achève. Et nous aussi.

D'une manière générale, les chapitres se succèdent sans idée suivie, sans construction de la pensée, sans progression de l'argumentation. le titre de la seconde partie autorisant même un contenu indéterminé : « Spectres de Wilde ». Il l'est en effet.

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On peine donc à saisir quel est, dans ce marasme, le projet de l'auteur, d'autant que, d'évidence, pour avoir lu précédemment « Retour à Reims » (sous l'inspiration de la lecture de ce présent essai, je voulais m'informer au préalable sur son parcours), le propos est éminemment inspiré par une expérience personnelle : fuite vers la ville (« nombreux sont ceux qui chercher à quitter les endroits où ils sont nés et où ils ont passé leur enfance » chapitre 2 dont le titre est « La fuite vers la ville ») d'un milieu populaire et éloignement des métiers manuels (« il semble que le déplacement vers la ville soit également lié (statistiquement) à une volonté des jeunes issus des milieux populaires d'échapper aux métiers manuels », chapitre 4), volonté d'une réussite scolaire (« le fait d'être gay – avant de l'être – engendrant la volonté de réussite scolaire », chapitre 4), constitution d'une famille de substitution (« l'amitié comme mode de vie », titre du chapitre 3) et, finalement, par la tonalité générale, désabusée et sinistre, insatisfaction généralisée comme un mode d'existence privilégié.

Malgré l'impression initiale d'être en présence d'un essai inspiré par une proposition forte (« Au commencement, il y a l'injure »), nous lisons donc en vérité un témoignage. D'où la confusion. D'où l'absence de réponse à la question de la vie différée : malheureusement, et c'est vraiment un constat déchirant, l'auteur ne parle jamais d'absence de la vie différée parce que sa vie est toujours différée. C'est consternant, mais on ne peut contredire cette évidence : l'auteur n'a pas trouvé la solution de son existence.

On le comprend en reprenant la première partie, a posteriori. Elle-même ne se rapporte pas au « gay », mais au reste, à l'extérieur, à son environnement. S'il était question du « gay », le titre aurait été : « une vie d'injures », « une vie injuriée », « une existence sous les injures ». Mais le titre proposé est : « un monde d'injures ». D'emblée, on est hors sujet et on saisit le projet : c'est le monde, l'extérieur que qualifie l'auteur, qu'il injurie en vérité en lui renvoyant l'humiliation qu'il lui a fait subir (« au commencement ») et continue de lui faire subir (« à un moment ou à un autre de sa vie »). On comprend alors pourquoi cette question de l'injure traverse cette première partie : l'auteur ne l'a pas digérée, il continue de la subir, d'en ressentir, malgré son érudition, malgré son parcours, malgré sa fuite vers la ville, malgré son travail de réflexion, toute la sensation cuisante. C'est affreusement triste.

C'est pourquoi aussi, la déception s'aggrave à la lecture du livre : on prend conscience qu'on n'aura pas la réponse à la manière dont la vie humiliée se « resynchronise » au monde « des vivants », des contemporains, dont elle sort du décalage qu'offre les livres – qui se lisent toujours au passé – parce que l'auteur se sent toujours humilié. Il décrit un modèle du gay « éternel » parce qu'il n'a pas la solution à ce qui le ferait sortir de son état humilié.

C'est à mon avis la valeur de ce texte : rapporter une vie humiliée et témoigner qu'on peut l'achever dans le monde le plus érudit qui soit – sans pouvoir témoigner de la moindre évolution. La connaissance ne vous aide pas dans votre quotidien à vous comprendre vous-même – à vous laver de vos humiliations. Elle reste, froide, indifférente, en dehors.

Si ce n'est dans les bibliothèques, où trouver, alors la solution de son existence ? Il reste les autres, les vivants, qui sont passés par là, dont certains ont traversé l'expérience, l'ont résolue, peuvent en témoigner, et tenter, à leur tour, de réhabiliter l'être humilié, celui qui se sent tel.

Et la solution à mon sens n'est pas de « respecter » le témoignage d'autrui, de maintenir une distance comme la sauvegarde d'une neutralité pour exposer avec ostentation son absence de jugement dans une forme de tolérance affectée ; car ce serait respecter l'humiliation. On ne respecte pas l'humiliation, on la méprise, on la néglige, on en rit – si on peut, si on vous y aide, si on vous guide, si on vous indique le chemin – si vous acceptez d'en recevoir l'inspiration, d'en essayer le mouvement.

On ramène l'être humilié à la vie en lui parlant son langage, en lui montrant que ce qui est éternel n'est que son état d'humiliation et non pas la liberté éteinte de son existence. le « gay » dont il parle ici n'est un modèle éternellement humilié que tant que cette humiliation n'est pas levée. le processus est individuel et recommencé à chaque vie, chaque fois différemment, pour chaque être humilié, chaque être humain en fait, que seule la violence institutionnalisée enferme dans la certitude d'être une autre chose que les autres, plus petite, plus difforme, plus méprisable.

Il faut espérer pour cette « âme assujettie » qu'un autre performatif que l'injure viennent un jour annihiler celle-ci et l'efface, la fasse oublier, parce qu'un être ou plusieurs, dans une société solidaire qui a appris à refuser l'institutionnalisation de l'humiliation aura trouvé les modes argumentatifs qui lui conviennent singulièrement. C'est l'objet social de toute humanité. Alors le « gay » pourra être ce qu'il est, sans laideur, sans mépris, sans mélancolie – et vivre.

Rien n'empêchera d'écrire sur l'histoire de cette évolution comme on écrit des biographies et des histoires collectives. le modèle, alors pourrait encore être celui qui est proposé ici : un livre qui lève les humiliations d'une communauté ancestrale et qui, plutôt qu'il ne l'ôte, retrouve la parole en plaçant le verbe à l'origine de son témoignage. Reprenons depuis le début.

Au commencement était le Verbe…
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Je n'ai pas accroché avec ce livre: il n'est pas toujours clair et parfois je me demandais où l'auteur voulait en venir. J'ai arrêté ma lecture à un peu plus de la moitié du livre.
Il y a toutefois des notions intéressantes comme le fait que l'entrée dans la conception même de l'homosexualité se fait par le biais de l'insulte (on entend des insultes comme "pédé", "tapette", tarlouze" etc. avant même d'entrer dans la sexualité fantasmée ou réelle, et que l'on soit gay ou non), le rôle des grandes villes dans les rencontres et l'exode rural gay etc.
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"PD", "tapette", "tarlouze" : avant de savoir qu'il est homosexuel, un gay sait déjà qu'il est la cible d'insultes; qu'être gay est une insulte pour une partie de la population. C'est en partant de ce constat que Didier Eribon développe des réflexions passionnantes sur l'homophobie, le rôle essentiel de l'anonymat urbain, tout en faisant une place importante à Michel Foucault et Judith Butler.
Si le style est parfois âpre, les phrases alambiquées, l'ouvrage n'en reste pas moins un essentiel de toute bibliothèque LGBT et devrait pouvoir être lu par chaque jeune gay, afin qu'il sache d'où il vient, ce qui se passe dans la société autour de l'homosexualité et quels sont les points de fuite.
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Ouvrage sociologique qui retrace l'histoire de l'idéologie gay pour ceux qui veulent en savoir beaucoup vite et bien sur le sujet. Cela permet de se faire une idée sur le monde gay sans pénétrer dans les ouvrages De Wilde ou Proust.
En revanche, par moment, il y a un manque de clarté chez l'auteur dont on a du mal à percevoir le message.
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Citations et extraits (17) Voir plus Ajouter une citation
Le langage quotidien (tout comme le langage des images) est de part en part traversé par des rapports de force, par des rapports sociaux (de classe, de sexe, d'âge, de race, etc.), et c'est dans et par le langage (et l'image) que se joue la domination symbolique, c'est-à-dire la définition - et l'imposition - des perceptions du monde et des représentations socialement légitimes. Le dominant, comme le dit Pierre Bourdieu, est celui qui réussit à imposer la manière dont il veut être perçu, et le dominé, celui qui est défini, pensé et parlé par le langage de l'autre et/ou celui qui ne parvient pas à imposer la perception qu'il à de lui-même. Seules les périodes de crise sociale, culturelle, ou au moins l'irruption de mobilisations politiques ou culturelles, peuvent permettre une mise en question de cet ordre symbolique des représentations et du langage dont al force principale est de se présenter comme ressortissant aux évidences d'un ordre naturel, immuable, et sur lequel on ne s'interroge pas ou sur lequel on s'interroge faussement pour mieux le réaffirmer dans son arbitraire en le présentant comme ayant toujours existé.
La mobilisation politique, l'action politique, sont toujours des batailles pour la représentation, pour le langage et les mots. Ce sont des luttes autour de la perception du monde. La question qui s'y joue est de savoir qui définit la perception et la définition d'un groupe et la perception et la définition du monde en général. La mobilisation, l'action politique, consistent souvent, pour un groupe, à essayer de faire valoir, d'imposer la manière dont il se perçoit lui-même, et d'échapper ainsi à la violence symbolique exercée par la représentation dominante. Mais il convient de préciser qu'il n'y a pas, pour les gays, encore moins pour les « gays et lesbiennes », une manière d'être et de se penser soi-même qui préexisterait et qu'il conviendrait de découvrir et de manifester au grand jour, et encore moins une seule et unique manière d'être et de « se percevoir », ce qui constitue toute la complexité du mouvement gay et lesbien et explique le fait, si souvent souligné, que les définitions qu'il peut donner de lui-même ne sont que des constructions provisoires, fragiles et nécessairement contradictoires entre elles. (p. 117-118)
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L'homosexuel qui parle de sa vie « privée » rompt la situation « normale » puisque celle-ci est définie comme telle par le fait que, « normalement », comme dit le langage de tous les jours, l'homosexualité n'est pas dicible ou, ce qui n'est pas très différent, n'est pas souvent dite. Toute parole qui consiste à dire l'homosexualité ne peut dès lors être entendue que comme une volonté de l'affirmer, de l'afficher, comme un geste de provocation ou un acte militant. La sortie de la honte est toujours perçue comme la proclamation de la fierté (ce qu'inévitablement elle est toujours, puisque celui qui énonce l'homosexualité et le fait ainsi entrer dans le discours autrement que comme un objet de plaisanterie ou comme un objet tout court, mais comme la prise de parole d'un sujet, a bien conscience que ce qu'il va dire sera entendu de cette manière). On ne peut jamais dire simplement qu'on est homosexuel : on l'affirme toujours envers et contre tout, envers et contre tous, et non seulement contre ceux qui voudraient empêcher qu'on puisse le dire, mais aussi contre ceux qui objectent qu'il n'est pas besoin de le dire. C'est pourquoi il y a toujours une certaine théâtralité propre à l'affirmation homosexuelle. Ce n'est donc pas en vertu du fait que, comme l'écrit Sartre, « puisque nous ne faisons que jouer ce que nous sommes, nous sommes tout ce que nous pouvons jouer ». C'est au contraire parce qu'un homosexuel doit si longtemps jouer ce qu'il n'est pas qu'il ne peut ensuite être ce qu'il est qu'en le jouant. C'est vrai. Mais il ne peut en être autrement.
On l'a vu : il y a une énergie qui sourd de la honte, qui se forme en elle et par elle et qui agit comme une force transformatrice. Cette énergie s'exprime dans l'identité théâtralisée, dans la performance (au sens anglais), dans l'exhibitionnisme, l'extravagance ou la parodie. L'exhibitionnisme et la théâtralité sont sans doute, et ont été historiquement, parmi les gestes les plus importants qui ont permis de défier l'hégémonie hétéronormative. Et c'est d'ailleurs pourquoi ils ont toujours fait l'objet d'attaques si virulentes. La honte donne son énergie à l'exhibitionnisme, à l'affirmation de soi comme théâtralité, c'est-à-dire à l'affirmation de soi tout court. (p. 163-164)
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[…] la subversion est toujours partielle et localisée. Elle ne peut être pensée que relationnellement : liée à un contexte, à une situation, à une institution. La subversion subvertit quelque chose, à un moment donné, ou bien n'est rien du tout. Par conséquent, il faut se demander sur quel point opère une "subversion" et ce qu'elle déstabilise. Et chercher à savoir ce qui, dans chaque situation, est le plus "subversif". Il apparaît alors clairement que, dans certains cas, l'aspiration au "conformisme" est plus déstabilisatrice et peut se révéler bien plus subversive que toutes les proclamations révolutionnaires. L'on constate même aujourd'hui que ceux qui défendent l'ordre social (ou l'"ordre symbolique") contre les revendications du droit au mariage homosexuel peuvent, à l'inverse, parfaitement ignorer les comportements qui se croient subversifs, ou même, chez les plus "libéraux" d'entre eux, les apprécier et les encourager comme un ailleurs exotique dans lequel ils aimeraient cantonner les gays et les lesbiennes plutôt que les laisser revendiquer l'accès à l'égalité. La "subversion" est désormais concédée aux gays et aux lesbiennes, à condition qu'ils n'en sortent pas. Ce qui tendrait à montrer que ce qui est subversif aujourd'hui, c'est de refuser ce rôle assigné et attendu socialement. La dénonciation obsessionnelle, au début des années quatre-vingt-dix en France, du "communautarisme" (c'est-à-dire des "espaces de liberté" dont parlait Foucault) a bien vite cédé la place à la dénonciation acharnée, et de toute évidence bien plus décisive pour les défenseurs de l'ordre établi, des revendications, pourtant "universalistes", du droit au mariage, à la parenté, à la famille (cette demande d'être reconnus par les valeurs établies dont Foucault disait qu'elle était bien plus "folle"). Et l'on voit même les deux accusations coexister dans les mêmes discours, au détriment de toute cohérence ou de toute logique : ne restez pas dans les marges, n'entrez pas dans la norme ; ne soyez pas dehors, ne soyez pas dedans… Bref : disparaissez, on ne veut plus entendre parler de vous. (p. 194-195)
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Cette lutte [résistance efficace à l'injure et au processus de stigmatisation sociale des « déviants » de l'ordre sexuel] ne relève pas seulement de la mobilisation politique, ni même de la création culturelle. Elle est une transformation de soi et du monde qui passe par chaque geste accompli, par chaque parole prononcée pour se libérer, autant que faire se peut, du poids de l'homophobie intériorisée comme adhésion tacite au monde social tel qu'il est. Elle est la somme de tous ces micro-déplacements et de ces micro-actions qui se substituent à, ou, en tout cas, contribuent à contrecarrer la somme qui continuera d'être présente des micro-lâchetés, des micro-démissions, des infimes renoncements et des silences innombrables dont al totalité constitue la réalité vécue de la domination et de sa perpétuation. Mais un tel processus ne peut être porté à l'existence par des volontés individuelles que si celles-ci sont soutenues par la consciente qu'il s'agit d'une entreprise collective de recréation de soi comme ensemble d'individus libres et autonomes, comme « sujets » de soi-même. D'où l'importance de la visibilité collective. D'où aussi, à l'inverse, la nécessité pour tous ceux qui travaillent à perpétuer l'ordre sexuel tel qu'il est de toujours dénoncer cette visibilité. (p. 116)
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C'est donc parce qu'un « personnage fantôme » hante l'homosexuel malgré lui et que « ce personnage » n'est autre « que lui-même sous le regard d'autre » ou, ce qui revient au même, lui-même tel qu'il est assigné à une place particulière et infériorisée dans l'ordre sexuel, que tout gay doit un jour « prendre parti », et se choisir lui-même ou bien renoncer à la liberté pour s'annihiler comme personne afin de se plier aux exigences de la société qui l'insulte en tant qu'homosexuel mais lui refuse le droit de se dire gay. Les « Juifs inauthentiques, dit Sartre, sont des hommes que les autres hommes tiennent pour Juifs et qui ont choisi de fuir devant cette situation insupportable ». L'« inauthenticité » est donc une soumission à l'ordre social et aux structures de l'oppression, et l'« authenticité », d'abord et avant tout un refus de cet ordre. Il ne s'agit pas - cela va sans dire - de juger les uns et les autres et d'établir une échelle morale ou politique pour évaluer les comportements : chacun fait ce qu'il peut ; ou ce qu'il veut ! Mais l'on comprend pourquoi, et c'est là l'important, Sartre peut dire que l'authenticité ne saurait se manifester que « dans la révolte ». (p. 170-171)
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Vidéo de Didier Eribon
Didier Eribon vous présente son ouvrage "Vie, vieillesse et mort d'une femme du peuple" aux éditions Flammarion. Entretien avec Sylvie Hazebroucq.
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