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Critique de fabienne2909


C'est à l'occasion d'un dépistage VIH qu'Annie Ernaux se rappelle avec acuité, sûrement avec le plus de vérité, un moment traumatique antérieur : sa grossesse non désirée et la lutte pour avorter qui s'en est ensuivie, à une époque où les avortements étaient interdits par la loi.

« Depuis des années, je tourne autour de cet événement de ma vie. » Ce moment d'angoisse et d'attente qu'a été ce dépistage représente la dernière manifestation du désir de la narratrice d'écrire sur cet « événement », comme elle l'appelle, un déclic pour libérer un désir longtemps réprimé, car source de crainte : « Je résistais sans pouvoir m'empêcher d'y penser. M'y abandonner me semblait effrayant. Mais je me disais aussi que je pourrais mourir sans avoir rien fait de cet événement. S'il y avait une faute, c'était celle-là. ».

Annie Ernaux s'engage ainsi dans un témoignage objectif, quasi sociologique, de cet événement, à partir des entrées de son agenda de l'époque et des souvenirs qu'elles suscitent, pour creuser le traumatisme, ressentir à nouveau, par l'effort de les rechercher par les mots, les sensations et la vérité d'alors. de savoir ce qui en resté et sous quelle forme.

Avec son écriture concise, sans aucun gras, l'autrice creuse donc ses ressentis concernant cette situation excluante, qui la rappelle à sa condition de « pauvre » dont elle pensait se sortir grâce à ses études supérieures, elle qui était la première de sa famille à en faire. Cet événement qui dresse un mur entre elle et les autres, notamment les garçons qui font la différence entre les filles qui couchent et celles qui ne le font pas et qui adaptent leurs comportements en fonction, entre les étudiants qui n'ont que leurs études à penser et elle que l'angoisse éloigne de ses recherches littéraires, qui la fait se sentir une « délinquante » par rapport à ce monde universitaire qui constitue pour elle sa référence.

C'est la première fois que je lis un roman d'Annie Ernaux, autrice dont je craignais la lecture en raison de son écriture plate et blanche, de peur de me sentir tenue à distance et empêchée de ressentir une quelconque émotion. Il n'en a rien été, au contraire, et je peux dire que lire « L'évènement » a été une expérience de lecture, pas toujours facile, car l'émotion s'en est allée crescendo, jusqu'au moment de l'avortement, et de ses conséquences qui auraient pu être dramatiques.

J'ai ressenti une profonde compassion pour cette jeune fille si seule dans son désarroi, pas assez entourée, qui ne se rend pas compte qu'elle est en état de choc, celui-ci se traduisant par cette crainte de ne plus être une intellectuelle, de ne plus savoir réfléchir, alors que tout simplement elle vit une situation qui n'est pas anodine et qui la replace dans son corps, elle l'intellectuelle qui semble vouloir s'en détacher, parce que la société réprouve encore, dans les années 60, le désir sexuel des jeunes filles. Personne n'est là pour l'aider, elle qui se fait écraser par une loi déshumanisante, atroce pour les femmes, qui les poussent à risquer leur vie dans la clandestinité.

Car c'est l'objectif aussi de ce texte, témoigner d'une loi brutale, « invisible, abstraite, absente du souvenir et qui pourtant [la] jetait à la rue à la recherche d'un improbable médecin. ». Cette loi présente partout, et qui « rendait impossible de déterminer si l'avortement était interdit parce que c'était mal, ou si c'était mal parce que c'était interdit. On jugeait par rapport à la loi, on ne jugeait pas la loi ». Une loi qui restreignait les médecins, alors « obligés à se rappeler la loi qui pouvait les envoyer en prison et leur interdire d'exercer pour toujours. Ils n'osaient pas dire la vérité, qu'ils n'allaient pas risquer de tout perdre pour les beaux yeux d'une demoiselle assez stupide pour se faire mettre en cloque. A moins qu'ils n'aient sincèrement préféré mourir que d'enfreindre une loi qui laissait mourir des femmes. […] En face d'une carrière brisée, une aiguille à tricoter dans le vagin ne pesait pas bien lourd. »

J'ai ressenti à la lecture de « L'évènement » la même indignation que pendant celle du « Choix » de Désirée Frappier, roman graphique (qui faisait d'ailleurs de la place dans ses pages pour des extraits d'une interview avec Annie Ernaux) complémentaire en ce qu'il documente la lutte pour la légalisation de l'avortement. Ce corps médical qui ne donne les bonnes adresses qu'une fois l'avortement fait, qui met tout sur le dos d'une loi pratique pour ne pas se poser de questions, sa condescendance choquante, à l'image de celle de cet interne, honteux et en colère d'avoir découvert après les soins prodigués à Annie Ernaux que celle-ci était du même monde que lui, celui des hauts placés, qui apparemment ont plus de légitimité à se débarrasser d'un enfant que ceux de basse classe…

« L'évènement » a été, comme je le disais plus haut, une véritable expérience de lecture, de celles dont on ressort choquée quand on referme la couverture. Mais qui à ce titre, sont inoubliables.
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