AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Citations sur Utérotopie (8)

Elle en profite à sa manière, sa mère, s'affalant dans le sofa dès le retour du boulot pour une bombance d'acides gras saturés qu'elle ingère par poignées sans autre égard pour ses taux de cholestérol et de glucose que quelques pilules diluées dans du soda qu'elle biberonne à la bouteille, orgies se succédant sans interruption, les sachets de chips vides fleurissant tristement autour d'elle, cadavres d'aluminium luisant comme des écailles de poissons morts échoués sur le sable après un tsunami. Le salon peut sombrer dans la catastrophe sanitaire, elle s'en fiche, zombie errant immobile devant la télé, le teint éclaboussé des couleurs cathodiques se réfléchissant dans les dizaines de papiers usagés comme si une boule à facettes avait explosé au milieu de ce désastre.
Commenter  J’apprécie          293
Bouche lippue pendouillant sous des joues molles, les yeux dégringolant dans des cernes gonflés d’un mélange de graisse jaune et de veines violacées, le cheveu rare, le ventre rond, l’air inoffensif du sympathique balourd endormi, Henri Triceps, éducateur depuis trente ans, incarne à ravir la fausse bonhomie des services de protection de la jeunesse contre la biodéviance. Son aspect invite immédiatement à l’empathie, son sourire obèse met tout le monde à l’aise. Avec lui, naturellement la camaraderie s’installe : ses « usagers » lui tapent sur l’épaule, partagent recettes de cuisine et bons plans maison, l’invitent à domicile en voisin, oublient qu’il incarne la Justice, l’Éducation et l’Hygiène, discutent sans crier gare autour d’un café dans le salon, le laissant divaguer sans gêne dans toutes les pièces, commentant pour lui la moindre babiole, lui présentant les enfants en confiance, quitte à verser dans la confidence. Quand Triceps évoque ces visites auprès des familles signalées, c’est toujours avec un bon mot et le sens du suspense. Il sait captiver son auditoire de ses cancans de fonctionnaire assermenté.
Aujourd’hui, au milieu d’un aréopage de collègues piapiatant à tout bout de champ, il capte l’attention, dossier brûlant, chaud devant :deux jeunes filles rachitiques, sans masse ni volume, l’épuisement à fleur de peau, la fatigue en la de l’existence, le souffle ténu sifflant perpétuellement en mode mineur. Les données biométriques le confirment : les courbes s’effondrent, les taux s’envolent, la tendance est clairement alarmante. Le tout révèle un profil typique d’anorexique. C’est comme si leurs corps se consumaient à vue d’œil, frêles allumettes se décharnant sous l’effet d’une flamme. Leur comportement est du même acabit : tout le temps ensemble, aussi brillantes sur le plan scolaire que hautaines et dédaigneuses envers leurs pairs, renfermées dans un mutisme méprisant et une discrétion feinte. Il paraît qu’en classe, rivées l’une à l’autre épaule contre épaule, bien droites sur leur chaise, la tête à peine penchée du même côté, tellement sérieuses dans le soin méticuleux qu’elles prennent pour écrire au même rythme, la même police, les mêmes codes couleurs venant surligner les titres, distinguer les paragraphes, la même façon d’organiser la page, elles se susurrent de petits mots à l’oreille, personne n’a jamais réussi à les saisir, elles les chuchotent à peine. Ce faisant, elles intriguent forcément, les professeurs l’ont remarqué ; leurs corps étrangement dédoublés, on dirait un animal mythique, une hydre aux pattes immensément échancrées et maigres, oui, c’est vrai, tellement maigres avec leur posture tout en os, genre antenne métallique. C’est ça qui énerve, leur côté brouillon hachurant l’atmosphère de gestes brindilles curieusement synchrones, épouvantails mal fichus tremblotant à l’unisson dans le vent. Elles sont bien plus visibles qu’elles ne le croient.
Triceps s’interrompt. Il mime l’air navré en s’affaissant un peu sur sa chaise, joue de son physique chamallow, puis reprend son souffle afin de murmurer les révélations les plus croustillantes : elles sont cousines germaines toutes les deux, portent le même nom de famille et quasiment le même prénom. Les parents baignent dans leur fierté nobiliaire et ne voient même pas ce qui se trame sous leurs yeux. Leurs filles ont pourtant poussé le mimétisme jusqu’à la décoration de leur chambre, mêmes affiches sur les murs, mêmes messages gravés, même disposition des meubles. Elles s’y enferment régulièrement l’une avec l’autre, pas besoin de vous faire un dessin, elles ont seize ans, fini la dînette.
Un des collègues feint de ne pas avoir compris. L’autre sourit déjà de son bon mot : disons que c’est une dînette un peu spéciale, avec des mets du genre oignon ouvert ou abricot fendu. Parmi l’assistance, les hommes partent d’un rire gras, les femmes prennent un air faussement outré. Le chef de service s’en félicite, la messe est dite. Demande de renforcement de la mesure d’investigation auprès de la juge, surveillance électronique rapprochée, convocation des membres de la famille pour entretiens psychologiques approfondis.
Commenter  J’apprécie          21
Nous arrivons enfin. L’ivresse nous gagne, les produits font effet, la transe nous tient. Nous déboulons dans la cuisine, improvisons notre ascèse en traçant un triangle de sel à même le carrelage ; y tanguons en exagérant le moindre geste, marmonnons les mêmes paroles insensées à toute vitesse, en oublions notre langue maternelle, maltraitant le vocabulaire et la syntaxe pour en déposséder nos corps, basculons à chaque contact, déshabillées agitées ; complètement nues, nous accompagnons du bruit des appareils électroménagers que nous décidons de faire fonctionner à vide, four à micro-ondes, mixeur, hotte, la cuisine débordant de sons et de vibrations, nous dansons au milieu d’elles, peu à peu gagnées par l’envie irrépressible de nous goinfrer. Alors éventrons les sacs de farine blanche et debout, tout en titubant, en attaquons le contenu à la petite cuillère, l’ingurgitons à toute vitesse, pleines mains pleines bouches, mettons-en partout, y compris sur le sol, ça fait partie du rite, se salir avec du blanc, au-dehors comme en dedans. Pour déglutir la poudre, buvons de l’huile à même la bouteille. Notre transe devient orgiaque, du gluten et des graisses à foison. S’en oindre le corps. Au paroxysme de l’excitation, placées au-dessus de l’évier, enfournons nos mains dans nos gosiers et attendons que les spasmes prennent. Nos estomacs tremblent, se contractent. Une décharge électrique, ça monte, ça nous vrille l’échine, nous vomissons de concert. Nous vomissons tout ce qui a été ingéré, nous nous purgeons l’une l’autre, la joie de tout rendre, de se vider, jouissant par la bouche, éjaculant à torrents la glaire visqueuse de la graille honnie. Quand les convulsions s’apaisent, nous entortillons l’une sur l’autre, glissant sur les étagères et le plan de travail hors des limites que nous avons nous-mêmes fixées, pêle-mêle de jus, de muqueuses, de sucs et de succion.
Notre cérémonie ne dure pas. Nous avons millimétré l’affaire. L’ascèse a pris le dessus. Trahir pour entrer en transe mais ne pas trahir la transe. Rester secrètes, souterraines. Une heure, nous nous y sommes tenues. Au moment où retentit l’alarme programmée avec soin, nous aspirons la mixture artisanale préparée pour contrer les effets de la drogue, un mélange de calmants, d’acide hyaluronique et de pépins de citron. Zéro calorie. L’acidité nous brûle l’œsophage, le haut-le-cœur n’est pas loin, nous répugnons à avaler quoi que ce soit mais le jeu en vaut la chandelle. Les effets s’estompent. Nous retrouvons nos esprits. Alors clairvoyantes, effaçons précautionneusement les traces de notre passage et redevenons sages et discrètes, chacune chez soi. Les parents rentrent. L’ivresse noyée dans le sang, à peine quelques griffures sur les poignets, nous travaillons, studieuses, étrangères l’une à l’autre, nos corps essoufflés comme seul souvenir de notre voyage clandestin. Nos parents ne remarquent rien.
Commenter  J’apprécie          00
Aujourd’hui, 16 h 35, personne ne sera rentré, que ce soit chez l’une ou chez l’autre. La voie est libre. Tout ce qui compte maintenant, c’est ce court laps de temps qu’il nous reste pour nous échapper du temps, dans la chambre ou dans le salon, danser clandestinement sur les secondes et les minutes, en appeler aux esprits de la forêt et nous laisser emporter par la fête divinatoire, invoquer la voix gardienne de notre parcours et nous lover en elle. À l’abri du dehors, nous comptons nous permettre tout, cultiver notre opacité, épouser le mystère et jouer les sorcières défiant les grandes inquisitions. Si la rue est le lieu de tous les dangers, le dedans compose le territoire de nos aventures.
Commenter  J’apprécie          00
La rengaine vaut menace, le menace vaut notification des droits, la notification vaut arrestation. Il est embarqué.
Commenter  J’apprécie          00
Entre les rumeurs serpentant dans les allées, nous faufilons nos profils et aimantons celles et ceux qui savent ne rien devoir à personne pour se façonner eux-mêmes.
Commenter  J’apprécie          00
L'équipe médicale est confiante. Le temps est la clé de la thérapie. Notre mutisme actuel traduit un comportement typique de jeunes filles anorexiques. Nous ne pourrons pas le tenir. Ils n'auront pas besoin d'abattre des remparts. Il leur faudra juste attendre que leurs multiples procédures mesquines produisent leurs effets.
Commenter  J’apprécie          00
Le silence qui suit ces paroles se sature instantanément de lumière. Il en a trop fait. Ses subalternes imaginent qu'une décision les concernant vient d'être prise. Un flash d'angoisse les tétanise. Il ne dure pas. Le silence redevient caverneux. Ils ne sont pas concernés, c'est lui le problème. Alors le toisent façon loups dans la nuit, à l'affût de sa réaction.
Commenter  J’apprécie          00




    Lecteurs (62) Voir plus



    Quiz Voir plus

    Les plus grands classiques de la science-fiction

    Qui a écrit 1984

    George Orwell
    Aldous Huxley
    H.G. Wells
    Pierre Boulle

    10 questions
    4884 lecteurs ont répondu
    Thèmes : science-fictionCréer un quiz sur ce livre

    {* *}