Marcher, et arriver dans un lieu. Puis repartir. Partir, arriver. En définitive, c’était en cela que consistait la survie.
C’était une femme seule, sans enfants, qui avait cru en l’amour et l’avait tant attendu, tout au long de sa vie, qu’elle ne s’était pas rendu compte qu’il s’échappait jour après jour, telles les rafales d’une bourrasque, par une petite fenêtre insignifiante, basse et cachée, de celles que personne ne remarque.
Abandonner la forêt, c’est comme se réveiller.
Personne ne s’endort sur le chemin de l’échafaud. Mais certainement personne n’a dit, et cela doit être tout aussi indiscutable, qu’il est impossible de trouver le sommeil après avoir échappé à l’échafaud. Moi qui ai fui Cuba, je peux l’affirmer.
Tout ce qui a rapport à l’argent est associé pour moi à une redoutable gêne, à un grand désarroi. J’ai épargné pour ne pas me retrouver sans rien, je le jure. Et l’un de mes meilleurs moyens d’économiser a été le regard. Et aussi l’odorat.
Les commerces pakistanais, ouverts jusqu’à des heures avancées de la nuit, m’émeuvent. Leur étrange musique me captive. Les chansons que chantent les femmes sont drôles : mariage de pop et de quelque chose de millénaire. J’aime la façon dont regardent ces hommes, c’est un regard que je ne comprends pas vraiment, qui rayonne d’intelligence, de complicité et de bonté, mais un regard embrumé, aussi, de préjugés, d’inimitié et de cruauté. Je n’arrive pas à déceler s’ils me considèrent comme un intrus ou comme un parent, s’ils sont hostiles ou amicaux. J’ignore ce qu’il y a derrière ces yeux noirs, cette amabilité retenue, ces saluts lointains. J’aime, par là même, qu’ils me fassent peur. Qu’est-ce qui se cache derrière ces conversations parlées dans une langue qui ne ressemble à aucune que je connaisse, que je ne comprends pas, à propos de laquelle je n’ai aucune référence ? Ils me plaisent et m’inquiètent, tout comme m’inquiète et me plaît l’inconnu.
Viendra le jour où je n’en pourrai plus de la terre et de son atroce pesanteur, je danserai dans les airs jusqu’à ce qu’arrive un autre Victor Hugo, un Victor Hugo du futur, pourquoi pas toi, aussi imposant et aussi célèbre, qui me portera aux nues tout comme ce même Victor Hugo avait porté aux nues la grande Marie Taglioni, et tu me diras alors :
« À vos pieds, à vos ailes. »
Une révolution, une vraie, n’admet pas de déviations. Or la pédérastie en est une. Et pas n’importe laquelle : une déviation grave. Quelqu’un pouvait-il s’imaginer l’Ouvrier de la Kolkhozienne arborant un rameau fleuri au lieu d’une faucille ? Quelqu’un pouvait-il imaginer le camarade soldat sauvant la patrie, à genoux devant un autre camarade soldat ?
Seuls les verres se brisent, les hommes meurent debout.
Nous avions la certitude que nous étions engagés, que nous étions obligés de faire usage de notre libre arbitre : de participer au travail de la récolte de la canne à sucre de « notre propre volonté imposée ». On construisait l’Homme Nouveau. Et comme on le sait, toute faiblesse, tout résidu de l’ancien bourgeois était incompatible avec cet Homme, que nous voyions comme l’Ouvrier qui accompagne la Kolkhozienne sur le logo pivotant des studios de cinéma Mosfilm.