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Critique de Aquilon62


Pour moi ce livre est à la fois un chef d'oeuvre, une madeleine de Proust, un livre qui quelle que soit la page où vous l'ouvrez, vous happe immédiatement,


Mais laissons la parole à Dominique Fernandez/Michelangelo Merisi
"Je n'ai jamais écrit sur mon art, ni laissé de théorie sur la peinture. Après cette déclaration, je n'ai plus retrouvé l'occasion de dire comment j'entends mon métier. Les juges, les confrères, amis ou ennemis, les chroniqueurs, les curieux, accourus nombreux au tribunal, furent stupéfaits de mon laconisme. A Rome, on aime les longues phrases, le jargon. Avant de commencer à peindre, on noircit des pages et des pages pour expliquer quelle est la meilleure manière de s'y prendre. Moi, je peins, en m'efforçant d'imiter bien les choses de la nature. Mon « art poétique » tient tout entier en ces quelques mots."

Toute la vie de Caravage tient sous la plume de Dominique Fernandez et sous cette phrase. Car en 600 pages c'est une vie qui défilé sous nos yeux grâce à la somptueuse écriture de l'auteur.

Constantino d'Orazio écrit en préambule de son livre Caravaggio Segreto (non traduit en français malheureusement) : "Toute la carrière de Caravaggio se résume en un seul objectif : conquérir l'immortalité"

Ironie du sort c'est un "Immortel" français qui nous offre très certainement le plus beau livre qui soit sur ce peintre. Soyons clair c'est sous l'angle de cette autobiographie imaginaire, que Dominique Fernandez déploie toute sa verve, son érudition, son italianisme devenue Italianité, pour tenter d'effleurer les ambiguïtés de l'enfant terrible de la peinture italienne. Pour un livre aussi beau qu'une toile. Magnifique.

Que sait-on de Caravage ? Très peu voire rien.
De sa date de naissance incertaine, à sa mort inexpliquée.
Longtemps on fixée sa naissance à l'année 1573. On s'accorde maintenant sur 1571. L'acte de baptême a disparu.
Même le lieu de naissance n'est pas sûr. Caravaggio ? C'était le village de sa famille, en Lombardie, où il a passé son enfance.
Mais il est possible qu'il soit né à Milan.
Ensuite, jusqu'à son arrivée à Rome, vers 1592, où a-t-il vécu ?
Qu'a-t-il fait ?
De treize à dix-sept ans, il est en apprentissage à Milan, chez le médiocre peintre Simone Peterzano. de dix-sept à vingt et un ans, on perd sa trace.
A-t-il voyagé ? Est-il allé à Venise ?
Dès son arrivée à Rome, il montre une maîtrise étonnante. 7
Sans avoir fréquenté aucun grand peintre, ni été élève d'une académie de renom, il peint des tableaux merveilleux, qui ne ressemblent à rien de ce qui a été fait avant.
Où a-t-il appris son métier ? On ne possède aucun dessin de lui, cas unique pour un peintre italien. Sans doute ne savait-il pas dessiner. Il appliquait directement les couleurs sur la toile, en partant du fond et en la remplissant peu à peu de personnages.
Quant à sa vie privée, elle est encore plus mystérieuse. Il n'a rien écrit, n'a laissé aucun journal, aucune lettre, aucun document de quelque sorte que ce soit. Sa peinture révèle un tempérament passionné, mais on n'a aucune certitude sur l'identité ni même sur le sexe des personnes qu'il a aimées. La pruderie habituelle aux historiens de l'art a longtemps brouillé les cartes.
Jusqu'à ce nom, Merisi, qu'il changera :
"Et d'abord : quitter ce nom de Merisi, qui était le nom de mon père, de mon grand-père, de mon arrière-grand-père, de tous ceux dont je résultais et qui formaient depuis Adam une chaîne ininterrompue. Briser cette chaîne. Renoncer à cette estampille. Refuser de m'appeler d'un nom qui avait servi à tant d'autres. En prendre un qui ne serait qu'à moi.
Je passais en revue les divers pseudonymes adoptés par les peintres. le métier de leur père, qu'ils avaient eux-mêmes exercé dans leur jeunesse, les avait souvent inspirés. Andrea del Sarto, fils et apprenti du Tailleur. Tintoretto, fils du Teinturier et petit teinturier. Pollaiolo, qui s'appelait Benci, avait choisi ce sobriquet parce que son père faisait commerce de poulets. D'autres s'étaient contentés de rallonger leur prénom : faisant de Donato Donatello, de Giorgio Giorgione, de Tommaso Masolino. Sa spécialité avait fourni son surnom à Fra Angelico, ses moeurs à Sodoma (quel mauvais goût, tout de même!), son lieu d'origine à Veronese, à Léonard de Vinci, à Perugino. Tiens ! Pourquoi pas Caravaggio Il me passa bien par la tête que c'était une autre façon de m'ancrer dans le passé, que de porter le nom de mon village natal, mais j'écartai l'objection.
Caravaggio, ces quatre syllabes me plaisaient. Longueur d'un bon coup d'épée. le mot rimait avec selvaggio, avec malvagio. Il avait je ne sais quel air de fierté et d'audace. Flottait comme un étendard. Claquait comme une gifle. Caravaggio. le double g, qui sonne comme une charge."

Alors il reste les tableaux, voilà la seule source sûre pour nous guider dans notre enquête. Nous disposons souvent des contrats, documents précieux qui nous renseignent sur le sujet commandé, le nom du commanditaire, la somme payée, l'évolution de la cote du peintre. Mais les seuls vrais témoignages dont nous disposons ce sont ces tableaux, et il suffit de les regarder, de les lire, de les déchiffrer, pour surprendre des secrets que ne nous révéleront jamais les archives.

A La Valette, La « Décollation de Saint Jean-Baptiste », réalisée in situ est une oeuvre monumentale (361 × 520 cm) est l'unique peinture signée par le Caravage, voici les mots magnifiques de l'auteur sur cet acte inhabituel, anodin mais chargé peut-être de sens, car avec Caravage ne semble laissé au hasard :
"Le tableau destiné à l'oratoire était presque fini. Pour la raison que j'ai exposée lorsque j'ai adopté un pseudonyme, je n'avais jamais signé aucun de mes ouvrages. L'envie, que dis-je? le besoin me prit soudain d'apposer ma signature sur celui-ci, et d'en faire un élément du tableau. Pourquoi rompre avec mes habitudes et faire parade de ce que j'avais décidé de garder toujours caché? Parce que, dans mon esprit, je dédiais cette toile à mon père, à la mémoire de mon père traîtreusement assassiné. C'était mon premier acte direct d'allégeance à mon père, et je devais l'assumer pleinement. Il ne s'agissait pas de moi mais de lui. Quel nom choisir ? Merisi ? Caravaggio ? Non : nul autre nom que mon simple prénom, Michelangelo, que j'avais reçu de mon père, quand il m'avait tenu sur les fonts baptismaux. Ce geste d'amour qu'il m'avait témoigné ce jour-là, je le lui rendais, en quelque sorte, en dessinant pour lui ces cinq syllabes, le don le plus personnel qu'il m'eût jamais fait, et le seul que je gardais de lui. Ton fils, père, se souvient. Il ne t'a pas oublié, ton enfant.
Où poser cette signature ? Au bas, bien entendu : dans le coin droit, sous la fenêtre, près de la corde dont le bout traînait par terre, là où se trouvait un espace libre. J'hésitais encore, lorsque mon regard fut attiré vers le sang qui jaillissait du cou de saint Jean. le sang : seul sujet de mon tableau, le sang, qui serait aussi l'encre dans laquelle j'écrirais mon nom.
Et tout à coup, pendant que je traçais en lettres rouges dans le prolongement du flot de sang : Michelangelo, un autre sens de mon geste m'apparut. Signer dans le sang du Baptiste, c'était m'identifier complètement à la victime. Pour une fois où je me mettais en avant, je ne me présentais que sanglant. Me voici, à la première personne, mais la tête détachée du corps. le moi que j'affiche est un moi décapité. Ne m'accusez pas de vanité : ce peintre qui attire sur lui l'attention n'est déjà plus de ce monde. le double sépulcral de celui que j'ai été reste seul à parader en mon nom. Autoportrait, mais d'outre-tombe. le front blanc, l'oeil éteint, la bouche entrouverte appartiennent au cadavre de feu Michelangelo.
Pour souligner cette intention, je rajoutai, devant Michelangelo, un F. le F de feu, « il fut », le sceau de la mort sur le prénom que m'avait donné mon père.
Alessandro, épouvanté, me supplia d'effacer mon nom. Il craignait l'impression fâcheuse que ne pourrait manquer de faire sur son maître la vue de ces lettres ensanglantées. « On dirait que c'est vous qui avez commis le crime ! »
Alof de Wignacourt approuva au contraire ce qu'il appela un témoignage éclatant de ma solidarité avec les Frères au nombre desquels je venais d'être admis. Il ne comprit pas le sens de ce F. Pour lui, c'était l'abréviation de Frate. En signant Frate Michelangelo, je réaffirmais mon engagement dans l'Ordre, et, en trempant cette signature dans le sang, je promettais à nouveau de défendre l'Eglise sans jamais demander quartier ni économiser ma peine ni chercher à préserver ma vie."

Il est troublant de comparer et de penser que le peintre de Narcisse et de la Tête de Méduse, soit le même, soit celui qui a réfléchi aussi radicalement à l'essence morbide de la ressemblance – à ce qui tue au fond du regard – ait ainsi perdu la possibilité de se reconnaître.
Dans la Chapelle Contarelli à Rome, lorsqu'un touriste bien avisé glisse une pièce pour enclencher l'éclairage, c'est un triptyque où les tableaux se répondent qui s'offre à notre regard, paradoxe de la lumière artificielle pour nous révéler le clair-obscur.

Avec Dominique Fernandez comme guide on, assiste à la naissance du peintre, à l'ascension vers la renommée, à sa fureur devant l'imposture de sa gloire et à sa chute, qui se veut inévitable. La relation des aventures et revers de fortune de l'artiste s'ouvre en effet sur sa fin brutale et inexpliquée, comme si, pour respecter le silence de celui qui, de son vivant, n'a jamais ni théorisé son oeuvre ni commenté sa vie, l'auteur n'avait voulu donner la parole au peintre que par le truchement d'une biographie romancée à la première personne. le silence de l'un devient le pari de l'autre.

Pari réussi puisque, à travers son commentaire des tableaux ou les rouages de leur création, l'auteur invente une vie qui n'a pour pour unique ancrage que l'oeuvre. Et comme pour rendre un dernier hommage à celui qui innova en prenant pour modèle l'homme en lui-même et non plus sa représentation statique et antique, l'auteur fait revivre les toiles du peintre en les inscrivant à l'intérieur d'une histoire autre que celle, figée, de l'art. L'oeuvre du Caravage devient, sous la plume de l'auteur, une histoire personnelle.

L'oeuvre se mêle ici au corps, avec sa part d'ombre et de lumière, ses failles et défaillances, ses plaisirs et ses excès. Les tableaux créés, le contraste des couleurs choisies, la cruauté des scènes deviennent le prolongement du désir qui habite et tourmente l'homme. Fernandez nous trace le portrait d'un peintre déchiré entre la gloire et le bruit que tour à tour son oeuvre attire et attise, entre la nécessité d'un quotidien réconfortant qui lui permet de réaliser son oeuvre et l'appel de la chair qui seul parvient à catalyser sa force créatrice.

Ses contrastes d'ombres et de lumière, jetés à la face des hommes, bouleversent dans leur vérité immédiate, sans tricherie, nue. En vérité, ce sont nos ombres, ce sont les reflets de nos vies, exposés à la lumière d'un esprit tourmenté, un rebelle, dirions-nous aujourd'hui, qui aspirait à une sorte d'élévation. Somme toute son génie est dans son oeuvre, non dans ses turpitudes.

Notre regard sur son tempérament porté à la cruauté, à la colère s'atténue en face de cette oeuvre protéiforme. Ses contrastes d'ombres et de lumière, jetés à la face des hommes, bouleversent dans leur vérité immédiate, sans tricherie, nue. En vérité, ce sont nos ombres, ce sont les reflets de nos vies, exposés à la lumière d'un esprit tourmenté, un rebelle, dirions-nous aujourd'hui, qui aspirait à une sorte d'élévation. Somme toute son génie est dans son oeuvre, non dans ses turpitudes.

C'est désormais à travers sa peinture qu'il faut voir la grandeur de l'homme, son profond humanisme, sa religiosité : la passion de toute une vie. C'est une grande oeuvre de liberté. Une part significative de sa vie est entachée d'ombre. Malgré tout, il a su trouver sa voie dans l'insubordination, hors de l'art officiel, des sentiers battus, des règles imposées. Il nous lègue des sources vives où nous pourrions puiser de nouvelles lumières sans nous égarer sur les chemins du jour. La clarté de l'être, la profondeur de l'homme, la lumière et la beauté de ses oeuvres sont là, profondes, troublantes, parfois sereines. Elles s'imposent sur nos chemins de connaissance. le silence puis l'oubli qui ont recouvert la disparition prématurée du peintre ainsi que la redécouverte tardive de sa peinture, deux siècles plus tard, c'est l'une des ressources cachées des dieux. Qui en décrypte le sens véritable se rapproche, à coup sûr, du noyau germinal de la Création.

Et pour terminer, sur cette immortalité que je mentionne en début de critique je me permets de citer la dernière page du dernier manuscrit de Jean d'Ormesson, autre "Immortel".
« Une beauté pour toujours. Tout passe, tout finit, tout disparait. Et moi qui m'imaginais devoir vivre toujours, qu'est-ce que je deviens ? Il n'est pas impossible… mais que je sois passé sur et dans ce monde où vous avez vécu, est une vérité et une beauté pour toujours et la mort elle-même ne peut rien contre moi.»
Une phrase qui pourrait résumer également l'oeuvre de Caravage....
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