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Critique de Aquilon62


Lorsque se termine une oeuvre qui colle à ce point à la réalité, la phrase convenue est en règle générale :
« Toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d'une pure coïncidence »

Lion Feuchtwanger terminé son oeuvre par ces mots lourds de sens et glaçants à la fois :
"Aucun des personnages de ce livre n'a réellement existé en tant qu'individu à l'intérieur des frontières du Reich allemand dans les années 1932-1933, mais bel et bien en tant qu'entité. Pour atteindre la vérité figurative de l'archétype, l'auteur a dû gommer la réalité photographique des visages individuels. le roman Les Enfants Oppermann ne présente pas des figures de la réalité, mais de l'Histoire.
On trouve des éléments documentaires sur l'idéologie, les us et les coutumes des völkisch dans le livre d'Adolf Hitler Mein Kampf, dans les récits des rescapés des camps de concentration et dans les communiqués officiels du Deutscher Reichsanzeiger de l'année 1933, notamment."

Voilà qui clôt un très grand roman, indéniablement. Aucun essai, aucun autre roman ne pourrait à mon sens raconter ou expliquer la manière insidieuse avec laquelle les nazis ont imprégné le tissu social de l'Allemagne,... Car le parti pris de l'auteur, est de faire du lecteur un spectateur impuissant au travers de la famille Oppermann qui elle sera acteur et partie prenante de quelque chose qu'ils ne  comprendront pas, ne croiront pas, qu'ils jugeront impossible et qui pourtant se mettra en place telle une maladie qui sournoisement s'insinuera dans les institutions allemandes, dans les esprits jusqu'à gangrener tous les rouages de la société allemande.

Un mot quand même sur l'auteur Lion Feuchtwanger, car son histoire explique en partie la force de ce roman. C'est un auteur reconnu qui publiera dans les années 20 le Juif Süss qui, ironie du sort sera utilisé, sera détourné à des fins de propagande par le régime nazi
La particularité de ce livre "Les enfants d'Oppermann" est qu'il n'a pas été écrit après, mais pendant que les événements étaient en train de se produire.
L'auteur n'a donc pas eu besoin d'avoir recours à des sources historiques ou à des recherches approfondies , et c'est ce qui fait que cet ouvrage un livre à part.

La famille Oppermann ce sont principalement les 4
Gustav qui gère avec son frère Martin, même s'il est plus enclin à la littérature du XVIIIe siècle et à la poésie et à l'écriture d'un biographie de Gotthold Ephraim Lessing, une entreprise florissante. Ils sont à la tête de l'usine de meubles éponyme, que leur grand père a fondée :
"Ce qu'Immanuel Oppermann avait accompli au cours de sa vie n'avait rien de grandiose en soi, c'était une affaire de succès commercial. Mais pour l'histoire de la communauté juive berlinoise, c'était bien plus que cela. Originaires d'Alsace où ils avaient été petits banquiers, commerçants ou orfèvres, les Oppermann étaient établis en Allemagne depuis des temps immémoriaux. L'arrière-grand-père de ceux d'aujourd'hui avait quitté Fürth en Bavière pour venir à Berlin. Dans les années 1870-1871, le grand-père, Immanuel Oppermann, était l'un des fournisseurs les plus importants de l'armée allemande opérant en France ; dans un document à présent encadré et fixé au mur du bureau du directeur du magasin, le maréchal Moltke certifiait en quelques mots que M. Oppermann avait rendu de grands services à l'armée. Quelques années plus tard, il avait fondé les Meubles Oppermann, une entreprise qui, grâce à la standardisation de ses produits, fabriquait du mobilier pour la petite-bourgeoisie à des prix avantageux. Immanuel Oppermann aimait ses clients, il sondait leur coeur, les amenait à révéler leurs désirs secrets, leur créait de nouveaux besoins, les satisfaisait. On se racontait un peu partout ses saillies joviales où le bon sens berlinois se mêlait tranquillement à un bienveillant scepticisme personnel. Il devint un personnage populaire à Berlin et bientôt au-delà. "
Mais il va très vite il. Va falloir que cette fabrique de meubles devienne les  Deutsche Möbelwerke....

Le professeur Edgar Oppermann, éminent médecin, chef du service de laryngologie. À l'origine du procédé Oppermann, célèbre dans le monde entier. Mais avec le temps nul n'est prophète en son pays :
“Vous êtes de plus en plus dure avec moi, Helene”, répondit Edgar en s'efforçant de sourire. Il prit docilement les coupures de journaux, les lut. C'étaient les attaques habituelles, mais leur ton était encore plus brutal, plus grossier. Dans un cas sur deux, disait-on, le procédé Oppermann entraînait la mort de la personne opérée. Edgar Oppermann recourait presque exclusivement à des patients de troisième classe pour ses expériences meurtrières. C'étaient des meurtres rituels de grande envergure que le médecin juif commettait à la vue de tous pour se faire encenser par la presse juive. Ses yeux se brouillèrent sous l'effet de la colère. “Mais c'est ce qu'ils écrivent déjà depuis des mois, lança-t-il, furieux. Vous ne pouvez pas m'en faire grâce ?”

Et ensuite Klara, mariée à Jacques Lavendel, qui s'implique lui aussi dans la gestion de l'entreprise familiales. Mais dont les décisions ou prise de positions ont du mal à passer... Aurait-il une intuition sur le futur...

Voilà la fratrie Oppermann réunie autour de la table, forte, soudée. Les temps sont à l'orage et ils ont pris déjà plus d'une saucée, mais ils sont de taille à les supporter. Ils forment un tout avec le portrait du vieil Immanuel, ils n'ont rien à redouter devant lui, ils ont porté haut ses couleurs. Ils ont gagné leur place dans ce pays, une bonne place – qu'ils ont aussi payée un bon prix. Les voilà aujourd'hui installés, satisfaits, en sûreté.

D'ailleurs le 3 parties du livre sont à elles seules prémonitoires : hier, qui se termine sur cette phrase "Le 30 janvier, le président du Reich nomma l'auteur de Mein Kampf chancelier du Reich" .
Aujourd'hui pour lequel l'élément déterminant sera l'incendie du Reichstag, et enfin
Demain qui s'ouvre sur cette citation du Talmud "Il ne t'incombe pas d'achever l'ouvrage mais tu n'es pas libre pour autant de t'y soustraire."

Le tableau ne serait pas complet sans les 3 enfants : Berthold, Heinrich, Ruth.
Et un épisode s'avère être le plus révélateur c'est quand le jeune Berthold se voit alors imposer un sujet d'exposé des plus scabreux : « Que représente pour nous aujourd'hui Arminius l'Allemand ? » et ce par un professeur partisan du national-socialisme, et quand je dis partisan c'est peu dire...
Pour précision Arminius, connu également en Allemagne sous le nom de Hermann le Chérusque, est un chef de guerre de la tribu germanique des Chérusques, connu pour avoir anéanti trois légions romaines au cours de la bataille de Teutobourg, une des plus cuisantes défaites infligées aux Romains. Autant dire une figure que certains opportunistes auront vite fait de mettre au service de leur idéologie, en piétinant allègrement l'histoire, tout est bon pour exacerber les passions les plus malsaines
Autre exemple édifiant l'épisode du Protocole des Sages de Sion
"C'est en 1905 que parut à Moscou un livre intitulé le Grand dans le Petit, l'Antéchrist comme possibilité politique imminente. L'auteur était un certain Sergius Nilus, fonctionnaire de la chancellerie synodale. le douzième chapitre s'accompagnait d'une annexe surtitrée Les Protocoles des sages de Sion. Ces Protocoles réunissaient les rapports d'une réunion secrète qu'auraient soi-disant tenue à Bâle les plus grandes figures juives internationales, à l'occasion du premier congrès sioniste à l'automne 1897, afin de définir les lignes directrices d'un plan de conquête juive pour la domination du monde. le livre, traduit dans de nombreuses langues, fit forte impression, surtout sur les universitaires allemands. En 1921, un collaborateur du Times de Londres démontra que ces Protocoles avaient été empruntés dans l'ensemble mot pour mot au pamphlet d'un certain Maurice Joly paru en 1868 où les partisans de Napoléon III, francs-maçons et bonapartistes, étaient accusés d'avoir ourdi un terrible complot pour la domination du monde. L'auteur des Protocoles s'était contenté de remplacer les mots “francs-maçons et bonapartistes” par “juifs”. Ce qui n'était pas un plagiat du pamphlet de Joly dans les Protocoles était tiré de Biarritz, un roman publié lui aussi en 1868 par un certain Goedsche, sous le pseudonyme de John Retcliffe. Son livre décrivait comment les princes des douze tribus d'Israël, dispersées autour de la terre, se réunissaient tous les cent ans dans l'ancien cimetière juif de Prague afin de se concerter sur ce qu'il convenait de faire pour affermir la domination juive mondiale. Une fois révélée la falsification grotesque, le monde civilisé partit d'un immense éclat de rire. À l'exception de l'Allemagne où l'on continua de croire aux Protocoles, surtout dans les universités."

En résumé, on assiste, via les Oppermann, à une catabase de la société allemande certains y voyant et ressentant un sentiment de revanche qui couvait depuis au moins 1870 et exacerbé au sortir de la première guerre mondiale, quand d'autres seront emplis de peurs légitimes, de craintes malheureusement sourdes ou inexprimables. Et ensuite se posera la question fatidique : que faire ? Fuir, résister, se taire, faire fi de ses propres convictions, se renier soi-même, renier ses idéaux...

Voilà un passage pour finir qui résume à lui seul ce roman
"Tous les crimes sont le fait des mercenaires du gouvernement et tous ont été couverts par le gouvernement. La barbarie ne réside pas dans les seuls actes, mais dans les principes mêmes de ces hommes nouveaux. Ils ont brisé l'ancien mètre étalon du monde civilisé, légalisé l'arbitraire et la violence. Ce qu'on reproche à ce gouvernement, ce n'est pas que des forfaits aient eu lieu, mais qu'il s'oppose à toute enquête et emprisonne les plaignants, cautionnant d'emblée des crimes sans cesse renouvelés. Gustav parle de l'adhésion cynique de ces gens à la terreur, revendiquée dans dix mille livres, discours, ordonnances. de leur âpre curée sans vergogne. de leur absurde suffisance raciale. Ils ont tiré un fétiche du débarras et à voir aujourd'hui des professeurs sacrifier à ce fétiche dans leurs amphithéâtres et des juges siéger et juger au nom de ce fétiche, on a l'estomac tout retourné. C'est une effroyable comédie. Il y a là un roi en caleçon et le peuple à genoux s'extasie à grands cris devant son splendide habit. Certes, on continue à construire en Allemagne de superbes machines, à effectuer un travail de précision dans les usines et à faire de la musique magnifique : ils sont des millions de gens à s'efforcer de rester corrects. Mais à côté d'eux, la jungle a surgi où l'on torture et massacre, et ils ne peuvent que détourner obstinément les yeux en se bouchant les oreilles. Certes, il s'agit de crimes individuels et chaque torture, chaque meurtre est un fait minime à l'aune de l'ensemble, il en convient aussi. Seulement, l'ensemble se compose de tous ces faits minimes, comme le corps se compose de cellules et finit par dépérir lorsque trop d'entre elles ont été détruites. "

Ils ont brisé l'ancien mètre étalon, une phrase qui revient comme une ritournelle cynique dans le livre et qui a elle seule contient TOUT
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