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Critique de enjie77


« Il ne t'incombe pas d'achever l'ouvrage mais tu n'es pas libre pour autant de t'y soustraire » - Talmud.

En préambule, je tenais à souligner l'excellente initiative des Editions Métailié de rééditer, dans une traduction de Dominique Petit, ce livre exceptionnel de Lion Feuchtwanger dont les ouvrages sont très peu traduits en français.

Cette fiction, « Les enfants Oppermann », a été publiée en 1933 à Amsterdam. Elle avait pour vocation d'alerter les milieux occidentaux sur le péril que représentait la montée du nazisme en Allemagne, Ce récit visionnaire s'inscrit dans une trilogie écrite en exil dont celui-ci à Sanary-sur-mer. C'est ce qui lui donne cette valeur ajoutée. L'auteur ayant lui-même été incarcéré à deux reprises au camp des Milles, il en a tiré « le diable en France ».

Lion Feuchtwanger est issu d'une famille de vieille tradition juive, très rigoriste, installée de longue date en Allemagne, totalement assimilée. Ses études vont lui permettre de s'éloigner et de se libérer du joug familial et de ses pratiques orthodoxes. Il laisse la religion loin derrière lui. Il conserve de sa judéité, comme beaucoup de juifs allemands assimilés, l'amour de la culture qu'elle soit intellectuelle, artistique, littéraire ou musicale.

Lion Feuchtwanger se rend aux Etats-Unis, en 1932, donner des conférences notamment sur le roman historique. Pendant cette absence, les miliciens saisissent ses livres, les brûlent, sa maison est mise à sac et ses biens confisqués. Privé de sa nationalité, il se réfugie avec Berthold Brecht, son ami de longue date, à Sanary-sur-mer

La médiathèque Jacques Duhamel de Sanary-sur-mer possède un fonds d'archives et d'ouvrages littéraires, très important, de tous ces exilés allemands et autrichiens qui sont venus séjourner à Sanary, entre 1933 et 1945. Aussi, dès leur parution « Les enfants Oppermann » se sont-ils retrouvés en évidence sur les présentoirs de la médiathèque.

J'avais déjà eu l'immense plaisir de lire « La juive de Tolède » de cet auteur talentueux qui doit sa notoriété au « Juif Süss ». Ce roman paraît en 1925. Il y dénonce l'antisémitisme rampant. Ce roman connaît un immense succès. Hélas, en 1940, Goebbels découvre ce récit. Sa perfidie perçoit dans celui-ci un modèle qui, transformé, devient un film de propagande raciale.

« Les enfants Oppermann » : Nous sommes en novembre 1932, la famille Oppermann est réunie pour fêter l'anniversaire de l'ainé de la fratrie, Gustav Oppermann, sous le regard du fondateur des meubles Oppermann dont le portrait est accroché au mur, Immanuel Oppermann.

Cette famille doit sa réussite et sa fortune au grand-père, Immanuel, qui a eu l'idée de fabriquer des meubles en série. Totalement assimilée, parfaitement intégrée à la bourgeoisie berlinoise, cette famille juive est très attachée à la culture allemande. Gustav se laisse porter par l'oisiveté, il vit de ses rentes, il est beaucoup plus intéressé par la littérature et par sa jeune maîtresse. Actuellement, il planche sur une biographie du dramaturge Gotthold Ephraïm Lessing. Il laisse la direction de la fabrique à son frère Martin et à son beau-frère Jacques Lavendel, l'époux de Klara. Quant au quatrième Oppermann, Edgar, il doit sa notoriété à ses qualités de professeur laryngologiste, reconnu au-delà des frontières. Les petits-enfants d'Immanuel jouent aussi leur rôle dans ce drame dont on connait malheureusement la fin.

Le livre « Les enfants Oppermann » fait partie d'une trilogie dont j'ai le troisième tome chez moi « Exil » qui retrace les combats de ces exilés allemands en France contre le nazisme. L'auteur n'a de cesse d'alerter sur l'ascension d'Hitler tout en passant au scanner les réactions de la société allemande. Ce roman est prodigieux. L'auteur parvient à personnifier cette montée en puissance du nazisme. A l'aide de cette fiction, il trace un tableau percutant de nos individualités et de nos réactions face à l'oubli progressif de nos valeurs démocratiques. Sous le joug des milices, la peur s'installe. Petit à petit l'étau se referme sur le peuple allemand, des individus fanatisés du mouvement VolKisch investissent les secteurs clefs comme l'administration, la culture, l'éducation, le judiciaire et la santé. La presse joue un rôle très important dans la manipulation des masses, jusqu'à la légalisation des humiliations et des violences faites aux Juifs, aux communistes, aux opposants. L'écriture de l'auteur est d'un réalisme saisissant. Il analyse magistralement les différences de comportements des personnages qu'ils soient principaux ou secondaires. Les pleins pouvoirs sont concédés à Hitler après l'incendie du Reichstag ce qui lui permet de restreindre les libertés fondamentales. le système est parfaitement huilé, un rebelle qu'il faut éliminer, la vox populi qu'il faut contrôler, le système met en place des rumeurs, véritables armes de destruction qui se met à l'oeuvre une fois la victime choisie.

Ce récit est à la fois angoissant et passionnant : angoissant par son réalisme qui m'a projetée dans le Berlin des années 30 et passionnant tant l'écriture, de facture classique, est agréable, limpide, vivante, J'ai été fascinée par l'illustration de toutes les réactions des individus qui composaient le tissu social de l'époque, confrontés à la montée du nazisme et à l'antisémitisme. IL y a ceux qui mésestiment le péril, ceux qui préfèrent tourner le regard, et ceux qui, avec un peu de bon sens, entrevoit ce que va devenir leur quotidien. On connait bien la formule « en 1940, il y avait les Juifs optimistes et les Juifs pessimistes : les pessimistes ont terminé aux Etats-Unis et les optimistes à Auschwitz». L'auteur dépeint avec vélocité et une grande connaissance du genre humain les mécanismes de défense mis en place, consciemment ou inconsciemment, par chaque être humain soumis à ce cataclysme. Toute la palette des postures y est figurée. le diagnostique est sans appel. Les questions politiques surgissent pendant que la République de Weimar se meurt. le mouvement nationaliste völkish entame une main mise sur la société allemande.

« La populace ne redoute rien tant que la raison. C'est la bêtise qu'elle devrait redouter si elle comprenait ce qui est redoutable. Lorsque Gustav Oppermann s'éveilla ce 16 novembre, jour de son cinquantième anniversaire, le soleil était encore loin de se lever. Il en fut contrarié ».
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