On dit que Paris est rude, intense, brutale. C'est aussi ce que les Russes disent de Moscou lorsqu'ils ne s'y trouvent pas. Elle m'a semblé, dans l'anonymat, dans l'indifférence à l'autre, infiniment plus douce que la surveillance de tous par tous de ces villes qu'on dit à taille humaine. Ici, je pouvais faire ce qui me chantait, tout le monde s'en fichait. Prendre le métro, marcher pendant des heures, admirer la succession d'architectures bigarrées, flâner dans les librairies, me faire une toile. La vie qui pulse, l'euphorie de l'instant comme figé pour l'éternité, rien n'est plus, tout est possible.
C'est l'histoire d'une femme française, métisse dans le pays où elle est née, formée avant toute chose par la littérature du monde entier, écrivant en français. C'est l'histoire d'une femme russe qui depuis sa plus tendre enfance a décidé de ne plus l'être. C'est l'histoire d'une lente désunion et du commencement de la réconciliation.
Cette histoire en dit autant de la Russie que de la France.
Tout à coup, jusqu’à mon nom de famille, mon lieu de naissance, ma langue maternelle, la guerre me ramena à ce que je n’avais plus voulu être.
Je n'ai pas pris la mesure de tout ce qu'emporte un tel façonnement autoritaire de mon identité. Au fond, je me rebiffe contre l'idée qu'une grande partie de nous est déterminée à notre insu. Ce que je voudrais, c'est être le pur et absolu artisan de moi-même.
Quel échec.
Quel soulagement, à l'inverse, de se laisser envahir par les vagues des choses qui font que nous sommes tels que nous sommes sans qu'on y puisse quoi que ce soit.
Les livres changent la vie. Les livres sauvent. Voilà le catéchisme que ma mère me passa sous le manteau.
C’est pour me laver de cette déconsidération de soi, que j’ai pris la décision de cesser d’être russe.
Depuis près de deux siècles, la Russie vit la révolte politique par procuration littéraire. Le politique s’est replié sur la sphère de l’écrit. Les poètes saignent pour le peuple; le peuple les regarde les yeux remplis de larmes et de compassion; les poètes meurent; le peuple descend un shot de vodka sur leur tombe, mord dans un morceau de pain noir, puis s’en va reprendre sa vie d’avant.
Pour que les Russes se soulèvent, il faut que le feu se mette à manger leur cuisine.
La seule chose qu’on peut espérer - et c’est un espoir improbable, complètement fou - c’est que les exilés reviennent, qu’ils fassent la Moscou de demain. Et que les Ukrainiens retrouvent leur pays (mais ce ne sera plus jamais pareil), que le monde trouve la paix, que Moscou rutile de toutes les couleurs du OUI, que ses enfants prodigues puissent une dernière fois s’enivrer de ses effluves de goudron ( non, ce ne sera plus jamais pareil) . Et même alors, si l’espoir fou se réalisait, je ne sais pas si je voudrais retourner.
Le malheur des autres se mesure toujours à l'unité de souffrance du peuple russe; s'il est inférieur, c'est comme s'il n'avait jamais existé. Il ne faudrait pas que l'autre vous divertisse des tourments de votre propre cuisine, vous détourne du frigo encore plein.