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Critique de cedratier


« Ci-gît l'amer (guérir du ressentiment) », Cynthia Fleury (325P, Gallimard).

Premier constat, sur la forme, c'est une lecture rendue difficile par l'usage permanent d'un vocabulaire compliqué ou baroque (pourquoi évoquer un monde « capitalistique » ?), d'expressions latines non traduites, par les très nombreuses références explicites ou implicites à des auteurs célèbres ou inconnus, et parfois par des phrases plus qu'alambiquées (exemple : « Chez Georg Lukacs, la réification est le processus de chosification de la vie du sujet, qui n'est pas sans rappeler les affres de la rationalisation wébérienne qui a pour conséquence de « qualifier » le quantitatif, autrement dit de disqualifier le qualitatif au profit d'une surévaluation du quantitatif, appelé dès lors à devenir le nouveau qualitatif, le chiffre venant se substituer à la puissance du nom. » ouf !!!) le texte, dense, manque de concret, d'illustrations pour éclairer les raisonnements. Cynthia Fleury est une « pure » (sic) intellectuelle qui se paie assez facilement de mots, et de jeux de mots à la Lacan, et d'ailleurs, l'essentiel de l'ouvrage est construit autour d'une déclinaison du titre : « Ci-gît l'amer » en « Ci-gît la mer » et en « Ci-gît la mère ». N'étant pas outillé d'un 3ème cycle en philosophie, j'ai dû m'accrocher pour aller au bout de ma lecture, et je suis loin d'avoir tout saisi de la pensée de CF, qui reste à mes yeux confuse et teintée d'une certaine prétention élitiste.

Sur le fond, comment guérir, au plan individuel ou collectif, au niveau psychologique ou politique, de cette si mauvaise passion, cet amer ressentiment qui habite tant de personnes et/ou de groupes sociaux ? C'est la question à laquelle tente de répondre ce livre, s'appuyant essentiellement sur les deux champs de références de l'essayiste que sont la psychanalyse et la philosophie politique.

Dans la première partie, elle démonte de manière très fouillée et souvent convaincante les mécanismes victimaires qui poussent au ressentiment, et dans lequel les individus les plus « faibles » ou les plus « lâches » peuvent s'enfermer sans cesse plus sûrement. Face à des situations personnelles vécues comme injustes ou discriminatoires, le sujet se sent parfois incapable de dépasser le ressentiment, il se fige dans l'attente d'une réparation trop souvent hypothétique, au lieu de se donner les moyens d'une sublimation, d'un dépassement positif dans des engagements constructifs. Les processus de dé-narcissisation du sujet, de dévalorisation le conduisent à ruminer sans fin son amertume, au point de ne plus savoir parfois contre quoi il est en colère, et de tourner celle-ci vers des objets (des personnes) en la transformant en vengeance aveugle. le ressentiment finit par s'alimenter de lui-même, bloquant de fait toute issue positive, et pouvant conduire à une forme de jouissance de la blessure. La rancoeur reste l'arme des faibles, le ressentiment ne poussant pas à se défendre mais à vouloir détruire « l'ennemi ». Face à ces situations, la cure analytique peut être une solution au long cours, mais pas forcément exclusive ni accessible à tous.

Cynthia Fleury ne nie pas qu'il puisse y avoir parfois des causes objectives et réelles à ces sentiments d'injustice, (comment le pourrait-elle ?), mais son analyse induit pourtant que celui qu'elle nomme le « ressentimiste » est essentiellement responsable et source de son état d'amertume. Pour elle, la certitude d'être objectivement lésé, quand elle se fige, est un leurre dangereux, car on peut toujours trouver plus lésé que soi, et que chacun d'entre nous peut se retrouver dans la posture de celui qui lèse autrui (une posture "chrétienne"?) Certes, mais quand elle se préoccupe de situations moins individuelles, donc des mêmes processus au niveau social, on finit par se demander si son argumentaire ne conduit pas, peu ou prou et quoiqu'elle en dise, à une forme de passivité ou de résignation, puisque toute forme de révolte violente face à l'injustice dans une démocratie dont elle ne semble guère contester les fondements lui semble illégitime. Faire intérioriser une culpabilité intime aux victimes d'injustices sociales, en dédouanant de fait la responsabilité des systèmes sociopolitiques et de ceux qu'ils servent, tel est pour moi, le point d'achoppement avec son raisonnement (ou de ce que j'ai cru en comprendre). Ce qui ne l'empêche pas de dénoncer l'apolitisme comme l'expression d'une lâcheté.

Elle cite dans la seconde partie Hitler, Mussolini ou Trump comme figures autoritaires qui incarnent ce ressentiment exacerbé et dangereux dans lequel se reconnaissent les soumis, au point que ce sont eux qui investissent, et pour une part fabriquent ces « führers » qui vont les brosser dans le sens du poil, en abusant de leurs ressentis. Elle évoque de manière plus que floue ceux qu'elle désigne comme des populistes, une catégorie d'autant plus fourre-tout qu'elle ne cite personne (en sous texte, on l'imagine renvoyer dos à dos dans un discours aussi facile qu'implicite tous les extrêmes qui seraient fondamentalement de même nature). « le ressentiment, tout en pourrissant l'être, maintient en forme physique, conserve dans son jus amer l'individu rongé. Il a le pouvoir du formol ». Mais est-ce vraiment parce que le fascisme est d'abord en chacun de nous qu'il finit par s'imposer dans un état ? Je ne suis guère convaincu par l'argument. Si nombre de remarques me sont apparues pertinentes, j'ai été gêné par cette dimension, où Cynthia Fleury me semble ‘'charger'' l'individu ou le groupe d'individus, ''la masse'', et dédouaner la structure sociale et surtout ceux qui en tirent les bénéfices et en jouissent. J'ai par ailleurs perçu une forme d'élitisme assez hautain dans son discours, une vision dévalorisée des « faibles », de ceux qui « suivent » cette belle élite très minoritaire qui serait source de progrès social et démocratique.

Poursuivant son analyse du ressentiment, dans un des passages les plus passionnants de son essai, elle nous fait croiser Frantz Fanon ; elle nous montre comment ce psychiatre et militant anticolonialiste a suivi un chemin de sublimation, de non victimisation, faisant passer l'humain avant tout particularisme identitaire, pointant pour le colonisé le risque de s'enfermer dans cette exclusive représentation victimaire de sa condition. Elle fait aussi un parallèle intéressant avec la situation des femmes dans notre société, défendant un féminisme aux antipodes d'une attitude de complainte ou de rancoeur vengeresse (rejoignant ainsi Belinda Cannone dans « le nouveau nom de l'amour », chroniqué ici ; mais là où celle-ci exprime une belle poésie joyeuse et plutôt optimiste sur le devenir des rapports hommes-femmes, Cynthia Fleury nous propose une austérité de la pensée et de l'expression.)

Un livre donc intéressant, rude, qui a le mérite d'être discutable (au meilleur sens du mot), mais qui m'a plus touché du côté des mécanismes du ressentiment dans sa dimension individuelle, celle que tout un chacun peut parfois percevoir dans sa vie affective, que dans le parallèle fait avec le côté social qui en est l'objet essentiel.
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