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    Relisons le 13 octobre 2020
    Il est des livres moins grand public que celui qui occupe la une de la lettre nouvelle de Babelio. Il n'en sont pas moins passionnant et il est juste d'en signaler l'existence aux lecteurs : c'est le cas de cet inédit publié par Mercure de France, le dernier roman encore inaccessible de M.Sebastian, La ville aux acacias. Voilà un auteur dont toute l'oeuvre est enfin offerte à la curiosité de ceux qui ont peut-être eu la chance de lire les autres. Ils ne seront pas déçus, c'est le roman qu'il semble avoir préféré, c'est aussi celui qui est sûrement le mieux écrit dans l'original comme dans la version française.
    @eulaliebonnot@yahoo.com
    Relisons le 13 octobre 2020
    Jugeons-en:

    "Lorsqu’un jour ensoleillé de fin février, au retour de l’école, Adriana marqua un temps d’arrêt sur le seuil de la porte en disant qu’elle « ne se sentait pas bien », madame Dunéa comprit aussitôt qu’il arrivait quelque chose d’inhabituel à sa fille.

    Elle n’avait mal nulle part. Elle était juste pâle et sentait ses yeux brûler.

    Le lendemain, elle voulut aller en classe mais une fois dans la rue elle rebroussa chemin, jeta un bref regard à sa mère restée au portail, passa près d’elle sans s’arrêter et alla pleurer sur le piano à queue ouvert.

    Était-elle malade ?

    La médecine familiale des Dunéa allait-elle s’avérer impuissante face à cette patiente sans douleurs et sans voix ?

    - Adriana, dis à maman où tu as mal.

    Elle ne savait pas. Était-ce le soleil d’un printemps trop précoce ? Était-ce la lumière du matin multipliée par celle de la neige ? Était-ce cette odeur mêlée, de pourri et de frais, de deux saisons entrecroisées ?

    Elle n’aurait su dire. Tant d’autres choses, plus confuses encore, l’étourdissaient. Son pas, habituellement ferme, s’allongeait paresseusement, comme enfoui dans le moelleux des tapis ou entravé par une traîne imaginaire à la descente d’un énorme escalier. Adriana chercha dans le modeste registre de ses connaissances littéraires une image appropriée et trouva : une infante qui s’éteint, minée par la tuberculose et la solitude, contrainte de porter sa robe d’apparat dans la salle du trône, déserte.

    Rentrant de toute urgence, monsieur Iuliu Dunéa, qui n’avait qu’une idée vague des héroïnes favorites de sa fille, lui demanda d’un ton paternel si elle n’avait pas l’estomac dérangé. Indélicatesse qui s’attira pour toute réplique les sanglots d’Adriana ; celle-ci se jeta dans les bras de sa mère qui entrait justement dans la pièce. Les deux parents se questionnèrent du regard par-dessus la tête de leur fille sans trouver la réponse espérée. Les sanglots d’Adriana persistèrent un instant dans la pièce, déjà moins violents, comme si elle commençait à s’attendrir sur sa propre tragédie.

    Prudent, monsieur Dunéa coupa court à la scène ; son bon sens lui interdisait de tolérer, en l’absence du moindre mal de tête ou d’une douleur au pied caractérisée qu’il aurait pu comprendre, une crise de larmes aussi brutale.

    - Bêtises que tout cela. Je dirai au docteur de passer."

     

    … Vers le soir, l’agitation d’Adriana faiblit avec le jour finissant. Elle s’était mise au lit et une fois entre ses draps - à cette heure inhabituelle – elle éprouva une sensation de langueur, de léger malaise, de convalescence qui lui rappelait certaines soirées de vacances, certaines heures passées dehors sur une chaise-longue à attendre le sommeil qui tardait à venir.

    Elle tendit au docteur une main molle et lui adressa un petit sourire. Il garda sa main dans la sienne pour compter les battements du pouls en consultant nonchalamment sa montre. D’abord peu enclin à prendre la malade au sérieux, il en vint à la considérer plus attentivement à la vue de son corps dénudé. C’était celui d’une enfant mais il présentait pourtant d’imperceptibles reliefs. Une poitrine de garçon, à peine marquée, qui s’arrondissait autour de deux pointes rouges et qui, sous l’effet de la respiration régulière, avait quelque chose du mouvement voluptueux d’un sein. Et si Adriana n’avait pas obstinément maintenu l’édredon plaqué à la hauteur de ses hanches, le docteur aurait pu constater la même poussée muette vers la maturité dans la ligne d’une jambe, fine depuis la cheville jusqu’au genou mais dont le mollet s’épanouissait en un dessin précis.

    Il leva les yeux pour regarder, sur le côté opposé du lit, la mère qui suivait avec inquiétude le déroulement de l’examen ; il lui adressa un sourire entendu.

    - Rien de grave, rien de grave. Votre fille grandit.


    Relisons le 13 octobre 2020
    Très beau et voici plus beau encore:

    "
    Combien de jours se passèrent ainsi ? Elle ne savait pas. Cela avait été, au début, un déchaînement qui prenait possession d’elle, qui coupait tout lien avec la vie extérieure, lui enlevait toute notion élémentaire du temps. Elle plongeait dans la passion comme dans le sommeil. Sur la marge de la réalité, elle vivait des heures incertaines qui ne lui laissaient aucun souvenir. Elle avait parfois la vague sensation de son corps, non formulée, comme doit l’avoir de sa chair molle un escargot. Rien d’autre. Même le passage régulier de la lumière à l’obscurité était pour elle un mystère originel dont elle se serait étonnée, si elle avait pu.
    Son corps s’était découvert de nouveaux mouvements, une certaine manière de fléchir, de grandir, de se courber de la tête aux pieds, de s’écrouler, inerte ; un animal qui trouve ses réflexes. Des années durant, elle avait vécu sa vie en deux ou trois sourires, deux ou trois froncements de sourcils : ses rêves, ses attentes et ses passions elle n’avait pu les exprimer que sur la surface d’un visage alors qu’elle avait pour cela tout un corps, multiple, inconnu, doué d’appels puissants. Elle se découvrait enfin, et toute sa gamme de grâces, de sourires et de pâleurs devenait bien pauvre et artificielle comparée aux souplesses de son corps.
    Quel sourire avait jamais su décroître comme le faisait la ligne ronde de ses seins glissant vers l’ombre de son ventre blanc ? Quelle larme avait été plus lourde que sa hanche qui s’arrondissait puis retombait entre les oreillers, à l’affût ?
    Elle avait parfois des moments de calme. Elle restait nue en travers du lit, les bras écartés, les yeux ouverts, les narines apaisées.
    Elle semblait n’être plus alors qu’un élément de décor du lieu, une sorte de palmier d’intérieur.
    Ou bien elle se promenait dans la chambre, traînant derrière elle un bout de chemise, un pyjama, souvenir d’une pudeur révolue. Ou s’approchait, nue, du poêle et s’asseyait sur un tabouret pour regarder les flammes. Sur ses bras jouaient des reflets d’un rouge-violet.
    Mais elle tressaillait soudain, sentant que Gélou la fixait.
    Elle ne voulait pas qu’il se sente libre, lucide, détaché d’elle, la regardant comme un objet extérieur à lui, l’admirant, la comparant.
    Elle cherchait une étreinte où ne subsisterait que le bonheur de la chair. Il lui semblait que le grand miracle qu’elle avait vécu ces jours-là était que les gens puissent être nus, avoir une beauté d’animal, se chercher avec une passion de fauve. Qu’avait-elle à faire des nuances de Gélou, de son intelligence ou de sa bêtise, de son admiration ? Elle l’avait nu et ferme entre ses bras alanguis ; elle caressait ses hanches osseuses, penchait son front sur son ventre plat. Elle aurait voulu le savoir plongé dans la passion comme dans une mer : que l’eau palpite sourdement à ses oreilles, que ses yeux se ferment, que les mouvements de son corps soient instinctifs, désespérés, inconscients. Mais à l’aube, lorsque commençait à luire à la fenêtre une matinée sale d’hiver, il tournait son regard vers cet œil de lumière et Adriana sentait qu’avec la nuit s’en allait le miracle de sa passion, que dans ses bras elle ne gardait plus qu’un prisonnier, pas un amant. Mais elle n’aurait pas consenti à interrompre le cours de cette passion, à reprendre une vie pondérée, avec des moments de sagesse et d’autres d’amour, une impossible succession de vertu et d’appétits. Elle sentait qu’elle était entrée dans une période de brève folie et voulait la vivre. Elle n’avait rien calculé, n’avait pas hésité. Une fois dans ce déchaînement d’impulsions et de désirs, elle n’avait aucune intention de reculer, de prendre des précautions, de faire des projets.
    Et son amant devait rester près d’elle jusqu’au bout.

    Un matin où, dans la lumière diffuse de l’aube, Adriana regarda Gélou et se vit dans ses yeux, elle remarqua qu’ils étaient tous les deux fatigués, pâles de n’avoir pas dormi.
    Combien de jours avaient passé ?
    - Nous sommes devenus laids, Gélou.
    Le soir, en rentrant, il ne la trouva plus.
    Une chemise qu’elle avait oubliée dans sa hâte, pendait sur une chaise.

    « Je rentre à D… Ne m’écris pas. »

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