| Relisons le 13 octobre 2020
Très beau et voici plus beau encore:
" Combien de jours se passèrent ainsi ? Elle ne savait pas. Cela avait été, au début, un déchaînement qui prenait possession d’elle, qui coupait tout lien avec la vie extérieure, lui enlevait toute notion élémentaire du temps. Elle plongeait dans la passion comme dans le sommeil. Sur la marge de la réalité, elle vivait des heures incertaines qui ne lui laissaient aucun souvenir. Elle avait parfois la vague sensation de son corps, non formulée, comme doit l’avoir de sa chair molle un escargot. Rien d’autre. Même le passage régulier de la lumière à l’obscurité était pour elle un mystère originel dont elle se serait étonnée, si elle avait pu. Son corps s’était découvert de nouveaux mouvements, une certaine manière de fléchir, de grandir, de se courber de la tête aux pieds, de s’écrouler, inerte ; un animal qui trouve ses réflexes. Des années durant, elle avait vécu sa vie en deux ou trois sourires, deux ou trois froncements de sourcils : ses rêves, ses attentes et ses passions elle n’avait pu les exprimer que sur la surface d’un visage alors qu’elle avait pour cela tout un corps, multiple, inconnu, doué d’appels puissants. Elle se découvrait enfin, et toute sa gamme de grâces, de sourires et de pâleurs devenait bien pauvre et artificielle comparée aux souplesses de son corps. Quel sourire avait jamais su décroître comme le faisait la ligne ronde de ses seins glissant vers l’ombre de son ventre blanc ? Quelle larme avait été plus lourde que sa hanche qui s’arrondissait puis retombait entre les oreillers, à l’affût ? Elle avait parfois des moments de calme. Elle restait nue en travers du lit, les bras écartés, les yeux ouverts, les narines apaisées. Elle semblait n’être plus alors qu’un élément de décor du lieu, une sorte de palmier d’intérieur. Ou bien elle se promenait dans la chambre, traînant derrière elle un bout de chemise, un pyjama, souvenir d’une pudeur révolue. Ou s’approchait, nue, du poêle et s’asseyait sur un tabouret pour regarder les flammes. Sur ses bras jouaient des reflets d’un rouge-violet. Mais elle tressaillait soudain, sentant que Gélou la fixait. Elle ne voulait pas qu’il se sente libre, lucide, détaché d’elle, la regardant comme un objet extérieur à lui, l’admirant, la comparant. Elle cherchait une étreinte où ne subsisterait que le bonheur de la chair. Il lui semblait que le grand miracle qu’elle avait vécu ces jours-là était que les gens puissent être nus, avoir une beauté d’animal, se chercher avec une passion de fauve. Qu’avait-elle à faire des nuances de Gélou, de son intelligence ou de sa bêtise, de son admiration ? Elle l’avait nu et ferme entre ses bras alanguis ; elle caressait ses hanches osseuses, penchait son front sur son ventre plat. Elle aurait voulu le savoir plongé dans la passion comme dans une mer : que l’eau palpite sourdement à ses oreilles, que ses yeux se ferment, que les mouvements de son corps soient instinctifs, désespérés, inconscients. Mais à l’aube, lorsque commençait à luire à la fenêtre une matinée sale d’hiver, il tournait son regard vers cet œil de lumière et Adriana sentait qu’avec la nuit s’en allait le miracle de sa passion, que dans ses bras elle ne gardait plus qu’un prisonnier, pas un amant. Mais elle n’aurait pas consenti à interrompre le cours de cette passion, à reprendre une vie pondérée, avec des moments de sagesse et d’autres d’amour, une impossible succession de vertu et d’appétits. Elle sentait qu’elle était entrée dans une période de brève folie et voulait la vivre. Elle n’avait rien calculé, n’avait pas hésité. Une fois dans ce déchaînement d’impulsions et de désirs, elle n’avait aucune intention de reculer, de prendre des précautions, de faire des projets. Et son amant devait rester près d’elle jusqu’au bout.
Un matin où, dans la lumière diffuse de l’aube, Adriana regarda Gélou et se vit dans ses yeux, elle remarqua qu’ils étaient tous les deux fatigués, pâles de n’avoir pas dormi. Combien de jours avaient passé ? - Nous sommes devenus laids, Gélou. Le soir, en rentrant, il ne la trouva plus. Une chemise qu’elle avait oubliée dans sa hâte, pendait sur une chaise.
« Je rentre à D… Ne m’écris pas. »
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