AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de 5Arabella


Beaucoup de choses ont été écrites sur la tragédie classique française, beaucoup d'analyses et lectures d'oeuvres de Corneille, Racine etc ont été faites et continuent à se faire. Georges Forestier met en évidence que beaucoup de ces écrits s'appuient sur des conceptions et points de vue étrangers à l'époque de la composition des oeuvres concernées. Son livre entend revenir aux sources, aux écrits théoriques produits en même temps que les pièces de théâtre qu'il s'agit de comprendre, d'interpréter ; pour donner sens, dans le contexte de l'époque, avec les grilles d'analyse qui étaient celles des auteurs et des « doctes » qui les ont influencés par leur travail de réflexion sur le théâtre.

Si la tragédie, et le théâtre en général, a produit à la fin du XVIe siècle et encore plus au XVIIe siècle autant d'écrits à son sujet, c'est qu'elle a fait débat. Des conceptions différentes, voire contradictoires se sont exprimées, et affrontées, avec parfois une grande virulence. Ces polémiques ont accompagné et en partie orienté l'évolution du genre. G. Forestier repère trois étapes dans la dramaturgie de la tragédie française :
- le système à dénouement étendu, caractéristique de la tragédie humaniste née dans la deuxième moitié du XVIe siècle ; la tragédie est un enchaînement de discours passionnels, soutenu par une action, plutôt lâche et secondaires
- une dramaturgie de déroulement de l'action, introduite en grande partie par la tragi-comédie ; le succès de ce dernier genre, spectaculaire et mouvementé, fera même pratiquement disparaître la tragédie à un moment ; mais s'inspirant de sa rivale qu'elle va vider de sa substance, elle renaîtra telle un phénix sous une forme rénovée.
- le système avec le dénouement rabattu et une composition à rebours, initié par Corneille dans Cinna, pour résoudre un certain nombre de difficultés créées par les exigences théoriques de la composition des tragédies.
Dans les deux derniers systèmes, les passions sont là pour soutenir l'action, relancer l'intérêt, ou expliquer certains événements, mais l'action prime, est la donnée essentielle.

Parmi les sujets de discussion de l'époque, on peut évoquer les fameuses règles, qui pour beaucoup de lecteurs, suite à l'enseignement reçu dans le secondaire, semblent consubstantielles au genre. Inspirées par les modèles antiques, contestées par les défenseurs de la tragi-comédie, elles ont pour un certain nombre de théoriciens une fonction mimétique, et permettraient au spectateur de s'immerger totalement dans la représentation en ayant l'impression de suivre une action en train de se produire. Les règles visent à une imitation parfaite, qui n'est pas la reproduction de la réalité telle qu'elle s'est produite, mais elles ont comme objectif de produire un spectacle auquel le spectateur pourra adhérer sans restrictions. D'où l'importance de ne pas heurter les préjugés, les représentations des spectateurs. Par exemple, un des éléments essentiels qui a provoqué la condamnation du Cid par l'Académie, était l'invraisemblance attribuée au comportement de Chimène : une fille vertueuse, telle qu'elle est présentée au début de la pièce, n'épouse pas le meurtrier de son père. Et peu importe que le modèle historique du personnage ait bien eu ce comportement : une tragédie ne doit pas susciter le doute, l'interrogation, car cela briserait l'illusion d'assister à une véritable action en train de se produire ; le théâtre vise la vraisemblance absolue et non pas l'imitation totale. Corneille n'adhérera jamais à ce point de vue, considérant que ce qui capte l'intérêt du spectateur ce sont des faits exceptionnels ; pour que malgré leur invraisemblance il y ait adhésion du public, il a utilisé la notion du croyable. Il faut une base d'authenticité au spectacle sur la scène pour qu'on puisse y croire, d'où son recours à l'Histoire, ou à la mythologie : les événements aussi incroyables qu'ils paraissent se sont produits ou ont toujours été racontés ainsi.

En plus de règles qui imposaient le choix des actions et la structure du récit, la rhétorique, base de l'éducation secondaire, maîtrisée par tous les auteurs dramatiques de l'époque, devait permettre d'exprimer les sentiments les plus intenses d'une manière ordonnée et claire pour le spectateur, qui même en face de transports les plus extrêmes des personnages entendait un discours structuré, toujours compréhensible et convaincant. G. Forestier en vient à définir la tragédie classique française comme l'art de représenter de façon réglée le dérèglement.

La tragédie, jugée et condamnée par une partie de l'église, avait à l'époque humaniste une visée morale explicite. Les partisans de la tragi-comédie ont introduit la notion du plaisir du spectateur comme un critère essentiel. La tragédie rénovée qui apparaît à la fin du premier tiers du XVIIe siècle pose aussi comme l'un des principes que les règles permettent de moraliser la tragédie, car elles donnent la possibilité de garder les passions à leur place, et purger le spectateur de ses passions, et non pas le laisser s'abandonner au plaisir qu'elles procurent. Néanmoins, une tension existe entre la recherche du plaisir du spectateur, qu'il ne s'agit pas de rebuter par des sentences moralisatrices et une visée trop explicitement morale comme dans le théâtre du XVIe siècle, et cet objectif de la purgation des passions, qui parfois paraît passer au second plan. Sur ce plan, comme sur d'autres, la tragédie classique est en tension, écartelée entre des forces, des contraintes contradictoires, toujours en mouvement, à la recherche d'un équilibre, toujours instable et mouvant.

Ce ne sont que quelques idées tirées de ce livre très riche et complexe qui permet de comprendre comment était conçue la tragédie classique française par ses auteurs et les théoriciens qui les ont inspirés. Cela donne une autre vision et compréhension des oeuvres, et sans doute l'envie de mieux découvrir les textes, y compris ceux moins connus, voire quelque peu oubliés aujourd'hui. Passionnant, même si par moment un peu ardu.
Commenter  J’apprécie          170



Ont apprécié cette critique (15)voir plus




{* *}