Éloquence de la sardine

"Lorsque vous avez plongé la tête sous la mer pour la première fois, vous avez entendu un son très étrange..."

Pourquoi l’homme moderne a-t-il  toujours peur des requins, alors que les statistiques nous prouvent que même les grille-pain font chaque année dix fois plus de victimes que tous les requins réunis ?

Mais en un instant un crissement se fait entendre dans le calme des abysses. Les panneaux de ferraille d'un chalut raclent le récif, à une vitesse prodigieuse à laquelle rien ne peut échapper, emportent tout dans une vaste poche, ne laissent qu'une traînée de vase. Il faudrait des millénaires de travail minutieux des polypes pour reconstruire le récif, des siècles de la lente croissance des sébastes pour le repeupler. Mais le chalut revient, inéluctable, creuser dix fois par an les mêmes cicatrices.

Dans la société d'aujourd'hui, notre place dans la chaîne alimentaire est perdue. On ne capture plus ce qu'on mange, on ne voit même plus nos aliments sous une autre forme que celle d'aliments, et, peu à peu, on oublie jusqu'à l'existence de ces êtres dont on se nourrit. On nie la vie de la créature qui est devenue un plat industriel. On devient sourd à tous les récits de ces existences que l'on consomme, à toutes leurs histoires qui sont pourtant autrement plus nutritives que les seules calories décomptées sur l'emballage.

Le bruit ambiant marin est un minerai de sons, où se dissolvent les voix de mille êtres invisibles, qui nous content leurs histoires. La tempête comme la molécule d'eau, la baleine bleue comme la crevette jouent chacune sa mesure du concert, jettent chacune sa pincée de notes dans le mélange.

Car le thon rouge est doté d’une force hors du commun. Cet animal s’est adapté à la vie en haute mer, dans les solitudes bleues et mouvantes. Il ne connaît pas d’abri où se reposer, donc il ne s’arrête jamais de nager. Il vit comme un voyageur permanent suivant les courants. Même lorsqu’il dort, c’est en nageant. S’il cesse de nager, le thon coule et se noie, car il ne respire que lorsqu’il avance. Ses branchies ne fonctionnent que si un courant d’eau les traverse constamment. Son corps n’est essentiellement qu’un immense muscle, alimenté par un énorme cœur. Tous les autres organes sont réduits au strict nécessaire

On perd jusqu'à notre place dans l'espace... le seul sens qu'il nous reste est celui du temps... mais même le temps ne se laisse plus ressentir, bien souvent, que sous forme de stress.

La société fait taire les histoires des poissons, comme elle fait taire les humains. On est rendus timides à force d'indifférence. On se retrouve dans un monde d'une complexité qui nous dépasse, où chacun court après le temps sans pouvoir s'arrêter.

Quand les créatures marines content leurs récits, elles y cachent ainsi parfois des appels à l'aide. À nous de déchiffrer ces signaux de détresse.