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Critique de michfred


Ceija Stojka est une Rom autrichienne née en 1933. Elle a été déportée, à dix ans,  après la mort de son père à Dachau-  avec sa mère, ses frères et ses soeurs dans trois camps de concentration successifs:  Auschwitz,  Ravensbrück  et Bergen-Belsen.

Miraculeusement échappée à l'enfer , avec sa mère, elle retrouvera une partie de sa fratrie et reprendra sa vie de rom, vendant des tapis sur les marchés. 

Elle rencontre  en 1986, Karin Berger,  chercheuse et documentariste autrichienne qui rassemble difficilement des témoignages de Roms pour un livre sur les femmes en camp de concentration. Les Roms en effet se refusent à tout témoignage sur le Samudaripen- le génocide des Roms- 90% d'entre eux ont disparu , en Autriche. Leur fierté et leur volonté impérieuse  de se tourner vers la vie semble les murer dans un silence digne et douloureux.

Ceija sera la première à briser ce silence.

Elle a 55 ans, n'a jamais écrit ni dessiné.  Pure autodidacte, elle se lance pourtant dans un témoignage -fleuve écrit, peint, dit et chanté.

Sur son poignet gauche,  le matricule indélébile Z 6399 lui rappelle qu'elle n'a pas rêvé et qu'elle est vivante.

 Avec les mains, les doigts, des couteaux, des pinceaux, de l'acrylique, de l'encre, du sable, des mots,  sur des toiles, des cartons, des papiers, des photos, elle peint comme on parle, elle dessine comme on raconte. Avec son coeur, ses tripes, avec toute son âme sensible et vibrante de tsigane. 

Autant le dire tout de suite: ce témoignage est un vrai coup de poing.
On entre, dès les premières toiles, on est happé, sidéré.
On en sort lessivé,  bouleversé. Sans mots.

 Un art brut, oui, expressionniste, sans doute, on pense à Munsch,  à  Ensor, pour la force éruptive de l' expression, la crudité  de la couleur, le jaillissement du cri. On pense à  Zoran Music, bien sûr,  à  Félix Nussbaum, aussi, pour le sujet. A Kiefer pour la matière mêlée aux mots.

Mais Ceija,  elle, ne les connaît pas. Elle sait seulement que tout ça doit sortir, qu'il le faut.

Et c'est sa vie d'avant- "Quand nous roulions"- et sa vie d'après, qu'elle peint dans le desordre -l'exposition reclasse, recadre tout ce chaos-  et, entre l'avant et l'après ce sont  la traque, la prise, les camps de la mort, comme les cercles de l'enfer,  qu'elle nous jette au visage comme elle les extirpe de sa mémoire de petite fille terrifiée : sans ménagement.

 La peinture de Ceija sort d'elle comme une lave, comme un lac qui brusquement dégèle.

Quelle immense artiste, sans le savoir!

Des cadrages étonnants, une symbolique instinctive, des peintures d'un primitivisme à  la fois innocent et instinctivement savant, mais aussi des toiles presque abstraites où l'expérience est comme quintessenciée -" z6399",  "zyklon B" , et les trois étonnants  et superbes tableaux de la traque dans les buissons du Parc du Congrès de Vienne où,  apres l'arrestation de son mari, Sidi, la maman, se cache avec ses six enfants: 7 paires d'yeux noirs terrorisés derrière un entrelacs de broussailles..

C'est aussi, étonnamment,  un hymne à la vie, un chant d'amour à sa mère, que la petite Ceija n'a jamais quittée jusqu'aux seuil de l'enfer -elles auront la "chance" d'être envoyées ensemble à Ravensbrück, quelques jours avant la liquidation du camp tsigane d' Auschwitz ...

J'aurais voulu y revenir plusieurs fois, pour puiser dans cette peinture tout l'élan vital et le courage qu'elle distribue aussi généreusement qu'elle a mis d'energie à aborder l'horreur. Mais l'exposition est close  , et bientôt le musée de la Maison rouge lui-même fermera ses portes.

Je resterai longtemps hantée par l'univers de cette vieille dame qui a su garder intact son coeur de petite fille pour jeter sur la page la plus cruelle de notre histoire ce regard singulier, authentique, décapant et si profondément humain.
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