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Critique de Tiephaine


Une prétendue satire qui a échappé à ses auteurs pour devenir un pseudo-classique des théories du complot et des altermondialistes...

Edité pour la première fois en français en 1967 et réédité en 1968, 1984, 1989, 1993, 2013 et 2014, cet ouvrage est présenté comme un "rapport secret" commandé par le Gouvernement américain en 1962 pour établir un programme aboutissant à une paix durable et mondiale. Les quinze prétendus "experts" qui se sont réunis pendant 2 ans 1/2 pour travailler sur le sujet seraient arrivés à la conclusion que la Paix n'était pas désirable et que la Guerre valait bien mieux pour l'économie. le rapport, destiné à rester secret, est parvenu dans les mains d'un éditeur par le biais d'un "ami d'un ami", afin que soit révélé au monde les conclusions de ce rapport, parce que "le public a le droit de savoir". Faut-il préciser que le quart du bouquin est consacré à l'analyse de sa crédibilité et à l'insistance sur le fait qu'il existe vraiment?

Le fait même que l'éditeur et le préfacier insistent autant sur l'authenticité de ce "document" a de quoi semer le doute et la suspicion avant même d'en avoir entamé la lecture... Les critiques se sont d'ailleurs élevées dès sa publication aux Etats-Unis en 1965, mettant largement en doute la crédibilité du document et de son historique. En 1972, finalement, l'éditeur Léonard Lewin a admis avoir rédigé lui-même cet ouvrage comme une satire des véritables rapports de l'époque, émanant entre autres de Think Tanks comme la Rand Corporation, qui se sont notamment illustrés comme architectes de la Guerre en Irak de 2003 et de la transition "démocratique" qui a suivi. .

Lewin a donc admis avoir totalement fabriqué ce pseudo-document au terme d'un imbroglio juridique sur les droits d'auteur et d'édition. Pourtant, aucune des éditions françaises ne mentionne ce fait. Tout juste est-il fait mention de Lewin comme "auteur" sur la jaquette, sans aucune analyse critique ni même aucun commentaire de la part des éditeurs francophones. J'y vois une volonté de malhonnêteté évidente, puisque cet ouvrage est perçu en France et au Québec comme une étude gouvernementale réelle, et se retrouve même cité dans des articles très sérieux du Monde Diplomatique ou dans des articles d'universitaires comme Louis Gill (économiste et professeur émérite à l'UQAM). C'est tout bonnement AHURISSANT de voir des éditeurs, des journalistes et des universitaires porter crédit à cet ouvrage alors que les anglophones savent depuis 1972 (MILLE NEUF CENT SOIXANTE DOUZE!!!) qu'il s'agit d'une supercherie. Il n'y a guère plus que les complotistes les plus acharnés qui croient encore que cet ouvrage est réel...

Parlons un peu de son contenu... J'ai lu un peu partout que cet ouvrage mettait en avant que la Guerre, c'était génial, et la Paix, totalement inutile et non-souhaitable. Absolument pas. L'ouvrage n'est conçu que dans un seul et unique but, révélé dans les recommandations finales: aboutir à la création d'un Conseil chargé de travailler indéfiniment d'une part sur la question des moyens d'établir la paix globale, et d'autre part, d'étudier le rôle que joue la guerre dans l'économie nationale américaine. Autrement dit, un organisme gouvernemental sensé travailler sans limite de temps ni de budget précisément sur la question à laquelle ce groupe de réflexion était sensé répondre! Il s'agit, pour être clair, de moquer les rapports très courants à l'époque, aboutissant à ce genre de conclusions absurdes, et dont l'unique effet était de gaspiller de l'argent public en subventionnant des groupes privés n'ayant aucune autre fonction que de réfléchir à la meilleure façon de gaspiller l'argent public par le biais des groupes privés.

Le sujet lui-même n'a aucune importance, et il suffit de lire ce galimatias pour comprendre que cet ouvrage n'a strictement aucune valeur intellectuelle, n'importe qui, avec un minimum de culture et de réflexion, pouvant en produire à la chaine.

Le contenu des analyses est d'ailleurs là pour bien montrer l'absurdité du propos qui est tenu tout au long de la pseudo-étude, à savoir que la Guerre a un intérêt pour la société en tant que facteur de stabilité. Chacun des points abordés est une contradiction de ce qui a précédé, ou consiste en un argument d'autorité largué comme une chiure de pigeon sur l'épaule du lecteur. Aucune chiffre, aucune statistique, aucun graphique, aucun renvoi réellement précis à d'autres travaux ne vient étayer cet ouvrage. La préface (de 1968, en tout cas) parle d'environ 600 annexes illustrant le propos et jointes au rapport original, annexes dont on ne verra évidemment jamais la couleur. Pire, RIEN dans le corps du texte ne permet de croire que ces annexes ont un jour existé, aucun renvoi, aucune formulation, aucune locution ne fait mine d'y faire allusion. Alors même que des économistes, des physiciens, des mathématiciens, des juristes, des sociologues... sont sensés avoir fait partie des "experts" ayant participé aux travaux, aucun mot du vocabulaire classique de ces disciplines ne se retrouve dans le texte, ce qui est totalement ahurissant si on prête le moindre crédit à ce gloubi-boulga sans valeur scientifique.

Les affirmations "les plus logiques et détachées des poids que sont la morale et autres" (rien que là, le lecteur devrait comprendre l'absurdité du propos) mentionnent des faits tels que "sur le plan génétique, la Guerre a un effet négatif car seuls les forts y participent et y meurent, les plus faibles survivant à l'arrière" (sérieusement? Ce n'est pas comme si, à l'époque, TOUTES les armées occidentales reposaient sur une conscription obligatoire, les "appelés", dont l'envoi au front était totalement aléatoire et en aucun cas déterminé par l'efficacité des recrues, sinon tout le monde aurait fait exprès de se planter pendant les évaluations!), ou encore "si la paix était instaurée, il faudrait imaginer un système permettant de rétablir l'esclavage pour faire taire les dissidents, agitateurs et opposants politiques" (exactement ce qu'ont fait les nazis et les soviétiques, c'est à dire les deux plus grands ennemis des Etats-Unis au 20e siècle...).

Citons également l'incroyable conclusion selon laquelle "la fonction régulatrice [des populations] des guerres disparaissant totalement dans un monde en paix, il faudra recourir à des mesures eugéniques et à l'insémination artificielle généralisée pour contrôler les naissances", comme si la Guerre était un régulateur de populations, au même titre que les famines (engendrées par la surpopulation)! Au cours du 20e siècle, et à l'exception des deux conflits mondiaux et des guerres civiles, TOUS les conflits ont été menés avec le souci de réduire au maximum l'impact sur les populations civiles, et de facto, l'impact de l'armement n'a cessé de se réduire grâce à l'interdiction d'armements incendiaires, chimiques, bactériologiques et plus généralement, tous les armements dits "non-discriminants", comme par exemple les mines antipersonnel ou les bombes à sous-munitions.

L'introduction de règles de droit permettant l'inculpation de dirigeants et de militaires pour crimes de guerres ou crimes contre l'Humanité a également considérablement réduit la propension à la destruction aveugle... Bref, oser affirmer, même en 1962, que la Guerre régule les populations est une connerie monumentale qu'aucun "expert" un tant soit peu sérieux irait écrire dans un rapport, même dans le rapport le plus secret du monde.

Parlons, enfin, de la conception que présentent les auteurs des budgets militaires, sensé agir comme un moyen de destruction nécessaire d'une partie des richesses créées à des fins de stabilisation du progrès économique (oui, rien que ça). le prétendu rapport présente les budgets militaires comme totalement exempts de toutes les lois du marché, en particulier de l'offre et de la demande. Ah, vraiment? Pourquoi, en ce cas, les gouvernements occidentaux en général, et américains en particulier, doivent-ils recourir à un système dit de l'appel d'offres en vue de l'attribution d'un marché, afin que les offres présentées soient concurrentielles? Et si cet ouvrage avait réellement guidé les politiques américaines depuis sa publication, pourquoi le mouvement de privatisation (dit "externalisation" pour ne pas trop choquer) s'est accéléré depuis trente ans, pour en venir à des contrats de sécurité à des entités comme Blackwater, aka Xe, aka Academi ? Les budgets militaires sont régulés par l'économie et les lois du marché (ou ce qui en tenait lieu) depuis quoi... mille ans? Incohérence absolue pour de prétendus experts qui n'ont visiblement jamais ouvert un ouvrage de stratégie ou d'histoire militaire... un comble pour des gens qui prétendent son intérêt social et politique!

Cet ouvrage n'est qu'un ramassis d'idées glanées soit dans l'histoire immédiate à l'issue de la seconde guerre mondiale, soit dans la culture populaire et en particulier la Science Fiction. Les seuls ouvrages et auteurs cités dans le corps du texte sont d'ailleurs Orwell, Wells et Huxley!

Les "solutions" présentées par le rapport sont TOUTES issues des ouvrages de ces auteurs de SF. Exemples:
- La menace extra-terrestre permettant de fédérer les nations humaines, et donc de créer une paix entre elles, est bien évidement issu de la Guerre des Mondes de Herbert G. Wells.
- L'équilibre des armements entrainant une stabilité entre belligérants est issu de l'ouvrage de George Orwell, 1984, où les grandes puissances ne se livrent pas à une guerre totale en permanence, mais alternent les conflits entre les uns et les autres afin de préserver un équilibre entre eux.
- Les politiques de contrôle des populations (en cas de disparition de l'effet stabilisateur des guerres) par l'instauration d'un contrôle strict des naissances par l'emploi de techniques de fertilisation artificielle et l'instauration d'un esclavage imperceptible est issu du Meilleur des Mondes, dystopie célébrissime d'Aldous Huxley.
Je pourrais multiplier les exemples, mais est-ce réellement nécessaire?

La Paix Indésirable était une satire des rapports gouvernementaux (les vrais!) des années 1960, rendus par la Rand Corporation, la Hudson Institute et d'autres. Il a été rédigé en pleine guerre du Vietnam, dont les événements à eux seuls contredisent absolument TOUS les points abordés par ses prétendus rédacteurs. L'auteur a visiblement largement raté son coup, puisque non seulement son ouvrage n'a pas généré de changement par rapport à la politique américaine de consultation d'institutions privées, mais en plus, DES GENS Y CROIENT VRAIMENT ou en tout cas y prêtent crédit sans même l'avoir lu.

La tragédie, c'est que cet ouvrage légitime et justifie aujourd'hui une haine non seulement des Etats Unis, mais de l'Occident tout entier, tout comme le faux créé de toutes pièces par l'Okhrana (services secrets tsaristes), intitulé "les Protocoles des Sages de Sion", avait justifié en son temps l'antisémitisme et les pogroms meurtriers. Il fait partie des références utilisées par les altermondialistes anti-occidentaux (en particulier, ceux d'Amérique du Sud et leurs admirateurs d'ici et d'ailleurs), les complotistes de tous bords (je salue Meyssan, Soral, Dieudonné et leurs copains... avec un gros doigt d'honneur) et commence même à alimenter les propagandes islamistes intégristes dénonçant l'Occident comme une création de Satan pour tuer les "musulmans" (comprendre: les intégristes qui veulent toujours plus de sang et de guerres, pas les musulmans qui ne demandent rien à personne et vivent leur religion en paix).

Ces dérives ne sont permises que par le comportement des éditeurs francophones qui ne sont pas foutus de rééditer cet ouvrage avec une introduction qui explique qu'il s'agit d'une satire et non d'un ouvrage réel. Je veux bien croire que l'édition française est en crise, mais je peine à croire qu'elle est en crise depuis 30 ans et n'est pas capable de payer un auteur pour rédiger une brève introduction. Un ouvrage appartenant au complot, c'est tellement plus vendeur...

Je ne peux pas mettre 0/5, ni sanctionner Calmann-Lévy (un nom juif, est-ce une preuve du complot?) pour cette absence de travail d'éditeur qui alimente les délires de groupes haineux, mais franchement, j'espère qu'après une critique comme celle que je viens de faire, on commencera à arrêter de prêter crédit à cette FARCE LITTÉRAIRE.
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