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Critique de Dorian_Brumerive


Les témoignages de la guerre des tranchées furent nombreux dans les années 20, tant le traumatisme de cette amère victoire militaire fut énorme pour la plupart des français. Des "Croix de Bois" de Roland Dorgelès, au "Feu" d'Henri Barbusse, en passant par "La Peur" de Gabriel Chevallier, ces âpres témoignages, narrant évidemment les mêmes évènements tragiques, s'avérèrent aussi un exercice de style difficile, tant il fallait à la fois raconter des choses vécues, et le faire d'une manière différente des prédécesseurs, ou d'un angle de vue original.
"La Fleur au Fusil" est en ce sens un des ouvrages les plus modernes qui aient été écrits sur ce thème. D'abord parce qu'il fut relativement tardif (1928), et ensuite, parce que le sujet étant désormais connu de tous, l'auteur pouvait se dispenser d'une préoccupation historique, ce qui lui laissait la totale liberté de parler de son expérience propre.
Entré en littérature en 1921, fondateur du "Crapouillot", journal satirique qui a existé plus d'un siècle, Jean Galtier-Boissière a fait partie de cette génération de combattants qui étaient à la base de jeunes gens effectuant leur service militaire, et qui furent parmi les tous premiers à être envoyés au front quand la querre de 1914-1918 fut déclarée. En ce sens, "La Fleur au Fusil" est moins un livre sur Première Guerre Mondiale que le deuxième tome, après "Loin de la Riflette" avec lequel il est quelquefois réédité, d'une adaptation romanesque plus vaste rassemblant tous les souvenirs de la vie militaire de Jean Galtier-Boissière.
Parce qu'il était enrôlé en temps de paix pour son service militaire, Jean-Galtier-Boissière fut "doublement" conscrit, et son expérience du champ de bataille s'inscrit dans le prolongement d'un service militaire qui n'avait pas tellement plus de sens pour lui que la guerre qui lui a succédé. Ces deux romans se veulent donc avant tout le témoignage d'un homme obéissant et stoïque, qui fait ce qu'on lui dit de faire sans chercher à comprendre, et qui d'ailleurs, avec le temps, réalise que ses supérieurs ne comprennent pas tellement mieux les choses que lui, et qu'au final, il n'y a peut-être rien à comprendre, rien à apprendre, de l'absurdité de la folie belliqueuse des hommes.
Pour autant, Jean Galtier-Boissière, de sensibilité anarchiste, ne donne pas non plus dans l'antimilitarisme ou dans le pacifisme militant. Sa guerre est un brouillard opaque, d'où jaillissent de temps à autres, des obus, des balles, des shrapnels, qui portent la mort un peu partout de manière aléatoire. Dans ces Ardennes abondamment boisées, chaque armée est invisible, y compris pour elle-même. Des silhouettes lointaines, à une centaine de mètres, qu'on vise et qu'on tue sans vraiment les distinguer, des cadavres abandonnés et rongés par les vers sur les bords de la route, voilà tout ce que l'auteur verra jamais de l'ennemi qu'il combat.
Au sein de ces tranchées, au coeur de ces bois, au final, chaque soldat est un homme seul, préoccupé de sa survie ou éventuellement de mourir utilement ou en héros. Cette vision intériorisée, quasiment autiste, d'un champ de bataille perçu comme l'oeil d'un cyclone, apporte quelque chose de fondamentalement nouveau au récit de guerre. Présenté de plus comme une sorte de journal intime reconstitué des premiers mois de cette guerre, "La Fleur Au Fusil" est une errance contrôlée en terrain mortifère, marquée par des mouvements de troupe annulés, des replis imprévus, des changements de direction, des ordres absurdes et contradictoires, tout cela formant l'enchaînement chaotique des évènements au cours desquels les soldats ne savent jamais vraiment si leur armée est victorieuse ou non.
La fin du roman est particulièrement touchante, car les survivants de l'escouade traversent des villages, jadis occupés par les Allemands qui ont déserté la place après avoir longuement pillé les maisons. Et ces hommes qui ont connu le terrible enfer des obus, des tranchées, des sièges interminables sous des pluies battantes, des ravages de la dysenterie et qui ont vu mourir leurs meilleurs amis à côté d'eux, se retrouvent face à des villageois qui pleurent le vol de leurs jambons, le bris de leurs fenêtres et de leurs murs, ou la lacération gratuite de leurs garde-robes. de ce fait, ils se retrouvent incapables, de par leurs propres souffrances, de faire preuve envers eux de la moindre empathie, et l'auteur réalise à quel point la guerre fait de tous ceux qui la subissent des monstres d'égoïsme.
"La Fleur Au Fusil" est donc un roman acerbe, froidement cynique, au style compact et factuel qui raconte cependant beaucoup d'anecdotes en un nombre de pages relativement modeste, et ce, avec une froideur et un détachement qui font frissonner, tout en reflétant très fidèlement le ressenti cloisonné des soldats sur le champ de bataille. Journal intime romancé d'un homme qui n'avait plus d'intimité, figé dans un éternel présent sans passé ni avenir, "La Fleur Au Fusil" est une expérience littéraire purement psychologique mais d'une grande intensité et d'une totale vérité, qui, plus d'un siècle après les évènements qui y sont narrés, restitue fidèlement l'horreur et la folie d'une guerre fratricide totale, et le fait d'une manière clinique, sans leçons de morale, sans célébrer la gloire des héros tombés au champ d'honneur, simplement par le biais d'un nihilisme tranquille et désabusé qui représente sans doute la principale révélation que fut cette guerre pour ceux qui l'ont vécue, et en sont revenus, brisés à jamais.
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