Mais Rasmus n'a plus du tout envie de rire ni rien. Il a entendu ce qu'a dit papa. Comme quoi cet élan qu'ils viennent de voir, il ne devrait pas avoir le droit d'exister et qu' on devrait le tuer sous pretexte qu'il est dégénéré. Sous prétexte qu'il est bêtement différent.
Les années vont passer, vont devenir des décennies, Benjamin veilliera et finira la force de se dire qu'en définitive il s'agit peut-être de composer avec la grâce d'avoir pu partager votre passage sur terre avec quelqu'un [...]
Pour Benjamin, la grâce d'avoir pu dans sa vie aimer quelqu'un qui l'a aimé.
Benjamin se rassoit, un peu gêné. Rasmus pose une main sur la sienne, le regarde dans le fond des yeux et lui dit que c'était vraiment très beau, lui demande de répéter.
Et c'est peut-être à ce moment précis, à cette question de Rasmus, au moment où Benjamin le cœur battant s'adresse à lui et à personne d'autre, c'est ce moment là qu'un contact s'établit, oui, comme une adhérence, comme ils s'accrochaient l'un à l'autre. Ils sentent peut-être tous les deux que le le voyage qu'ils ont fait chacun de leur côté est terminé, ils sont arrivés l'un à l'autre ; de même que leur attente est terminée, une attente aussi longue que l'éternité qui dure depuis l'enfance, ils se sont trouvés l'un l'autre.
Ce bref passage de l'apocalypse est devenu leur prière du soir. Ramus voulait toujours que Benjamin le lui récite avant de dormir.
Quand il était mourant aussi. Les deniers jours à l'hôpital, quand chaque respiration représentait un effort colossal, quand la vie se résumait à une seule réputation à la fois, Benjamin lui tenait la main, à côté de lui, et lui chuchotait inlassablement :
< Et il essuiera toute larme de leurs yeux, et la mort ne sera plus; ni deuil, ni cri, ni douleur ne seront plus. Les choses ne seront plus>
Elle a tenté de trouver une consolation dans l'espoir que quelqu'un s'est quand même trouvé à son chevet, que quelqu'un- même quelqu'un qu'elle ne connaissait pas - lui a tenu la main quand elle avait peur.
La nuit, elle priait Dieu pour qu'il en ait été ainsi. Dieu savait bien combien son garçon avait peur.
Elle priait ce Dieu qui n'abandonne pas.
Elle priait désespérément ce Dieu miscordieux pour que son fils ne soit pas mort seul.
Ce qui avait été pourtant le cas.
Ils nous transforment en hétéros après notre mort. Sans quoi ils ne savent pas comment nous pleurer. Nous et nos vies ratées.
(...) Tout ce qu'ils avaient si laborieusement obtenu, chaque petit centimètre qu'ils avaient gagné, leur serait maintenant repris.
S.I.D.A
(...) Cela allait les influencer, ça allait marquer leur époque et changer leur vie comme rien d'autre à ce jour.
Mais, en avril 1982, ils ne le savaient pas. Pas encore. Ils étaient si jeunes. À peine adultes. Ils se cherchaient. Ils cherchaient l'amour. Ils cherchaient un moyen de vivre comme ils l'entendaient, ce qui n'avait pas été possible pour la génération précédente. Avec une forme de fierté. Avec une once de dignité.
Prudemment ils s'étaient invités à danser et avaient maladroitement commencé à tournoyer. Au bord d'un précipice.
Parfois il pleure. De douleur ou de chagrin, personne ne le sait.
Il a lui-même choisi l'isolement et la solitude. Ni sa famille ni ses amis n'ont été mis au courant.
(...) A cause de la honte. Cette honte insoutenable.
Car c'est ça la vérité. Ceux qui n'ont jamais parlé à personne ouvertement, ceux qui n'ont jamais laissé personne découvrir qui ils sont réellement, ceux-là, ils ne peuvent non plus révéler à personne le nom de la maladie dont ils souffrent exactement. Pour eux, c'est encore pire.
Ils sont seuls. (...)
Ils souffrent seuls.
Ils meurent seuls.
Ce sont des vies gaspillées.
Il a si peur ! (...) En silence, les larmes coulent sur son visage sans personne pour les essuyer.
Il veut crier. Aucun cri ne sort. Il prend sur lui.
De toute façon, personne n'entendrait ses cris.
Et si on crie et que personne n'entend, est-ce qu'on a alors vraiment crié ?
« Je veux dans ma vie pouvoir aimer quelqu’un qui m’aime. »
« ça ne devait pas se passer comme ça. Sauf que c’est justement comme ça que ça s’est passé. Il sent les basses vibrer à travers le sol, il entend le chant atténué de Shirley Bassey. This is my life. »