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Critique de HundredDreams


Laurent Gaudé est un auteur français que j'affectionne particulièrement.

J'ai acheté ce livre il y a quelques années maintenant, après une visite du Musée Rodin où j'avais été complètement absorbée par l'immense porte de l'Enfer de l'artiste. Ce chef d'oeuvre devait initialement décorer la façade du musée d'Arts décoratifs et traduire la vision de l'Enfer de Dante Alighieri.
La seconde raison qui m'avait fait choisir ce livre parmi tant d'autres est mon attirance pour la mythologie, le titre me rappelant un de mes récits préférés, celui d'Orphée descendant aux Enfers pour sauver sa femme Eurydice.

« La porte des Enfers » est ancrée dans la réalité d'aujourd'hui et a pour toile de fond Naples mais l'univers antique donne le charme de l'ancien.
Laurent Gaudé explore les grands thèmes de la tragédie classique, à savoir, la vie et l'après-vie, la perte et le deuil, la culpabilité et la vengeance, l'héroïsme et le sacrifice, le pardon et la rédemption.

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Dès les toutes premières pages, je me suis détachée de la réalité, je me suis abandonnée à ce récit ancré dans une réalité contemporaine. J'étais au côté du petit Pippo et de son père Matteo, courant dans les rues napolitaines pour arriver à l'heure à l'école. Je sentais le drame, là, tout proche, imperceptible, angoissant, et pourtant inévitable.
Le destin est parfois si injuste, si révoltant. Si Mattéo avait ralenti pour laisser Pippo reprendre son souffle, si Mattéo avait choisi de l'emmener en voiture, s'ils étaient partis à l'heure, si … , si … , il n'aurait suffi que de quelques secondes pour éviter le drame, mais Pippo n'atteindra jamais les portes de son école.

« Je suis pliée en deux sur cette dalle de marbre et je bave de rage. Maudite soit-elle cette pierre que je n'ai pas choisie et qui recouvre désormais pour l'éternité mon enfant. J'embrasse tout cela du regard et je crache par terre. Je ne viendrai plus jamais ici. Je ne déposerai aucune couronne. Je n'arroserai aucune fleur et ne ferai plus jamais aucune prière. Il n'y aura pas de recueillement. Je ne parlerai pas à cette pierre, tête basse, avec l'air résigné des veuves de guerre. Je ne viendrai plus jamais parce qu'il n'y a rien ici. Pippo n'est pas là. Je maudis tous ceux qui ont pleuré autour de moi croyant que c'est ce qu'il fallait faire en pareille occasion. Je sais, moi, et je le redis : Pippo n'est pas là. »

Avez-vous déjà ressenti cette impression étrange que le monde continuait à tourner, à avancer autour de vous, vivant, joyeux, insouciant, totalement inconscient de votre immense peine ?
Avez-vous déjà ressenti que vous ne faisiez plus parti de ce monde, qu'il vous avait rejeté pour vous catapulter dans un monde hors du temps, irréel, figé, vous laissant démuni, perdu, vide et seul au bord du chemin ?
Je ne peux imaginer la douleur de perdre un enfant, mais lire ce roman a été une lecture éprouvante et sombre. La peine de ces deux parents m'a rappelé mes peines et ceux que j'ai perdus.

« En disparaissant, les morts emportent un peu de nous-mêmes. Chaque deuil nous tue. Nous en avons tous fait l'expérience. Il y a une joie, une fraicheur qui s'estompe au fur et à mesure que les deuils s'accumulent... Nous mourons chaque fois un peu plus en perdant ceux qui nous entourent... »

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Pour Mattéo et sa femme Giuliana, la vie a perdu tout sens, la mort de leur unique enfant a marqué le début d'une longue descente aux enfers. Entre eux, l'absence du petit garçon, le vide qu'il a laissé, crée un gouffre que plus rien ne peut combler et détruit leur relation.

« Ils ne pouvaient plus rien l'un pour l'autre, que s'écorcher de leur présence commune, de leurs souvenirs douloureux et de leurs pleurs secrets. »

Laurent Gaudé restitue avec beaucoup de force et d'émotions, la douleur que peuvent ressentir des parents en deuil de leur enfant.
Chacun vit son chagrin de manière différente : Matteo, chauffeur de taxi, aux prises avec un sentiment de honte, a choisi le silence de la nuit, conduisant sans but, sans passagers, dans les ruelles sombres de Naples.
Le coeur de Giuliana s'est arrêté de battre, il se noie dans la solitude, la douleur, la haine et les souvenirs d'une vie heureuse. Au bord de la folie, elle réclame vengeance, demandant à son mari le meurtrier de son enfant, ou que Pippo lui soit rendu.

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Une nuit, une femme étrange monte dans le taxi de Matteo, sans lui laisser le temps de refuser la course. Elle demande à être déposée devant le parvis d'une église. Pour paiement de sa course, elle l'invite à commander ce qu'il veut dans le café d'en face, le début d'un voyage dantesque dans la cité des morts.

“Pourquoi disiez-vous que la vie et la mort étaient plus imbriquées qu'on ne le pense ?” demanda-t-il après un temps.
Le professore se passa la main sur le visage, sourit avec douceur et répondit :
“Parce que c'est vrai… La société d'aujourd'hui, rationaliste et sèche, ne jure que par l'imperméabilité de toute frontière mais il n'y a rien de plus faux… On n'est pas mort ou vivant. En aucune manière… C'est infiniment plus compliqué. Tout se confond et se superpose… Les Anciens le savaient… le monde des vivants et celui des morts se chevauchent. Il existe des ponts, des intersections, des zones troubles… Nous avons simplement désappris à le voir et à le sentir…”

C'est à partir de ce moment-là que le récit va prendre une nouvelle dimension, nous emportant dans un univers où des passerelles existent entre le monde des vivants et le royaume des morts. Déterminé à retrouver Pippo, Mattéo va franchir une de ces portes et descendre dans le monde souterrain pour arracher son fils des griffes de la mort. C'est un voyage étrange, terrifiant qui demande du courage, de l'abnégation, mais la force de son amour est telle qu'il avance, sans se retourner.

J'ai accompagné Mattéo dans l'Au-Delà.
La vision de Laurent Gaudé est lugubre, cauchemardesque, emplie de gémissements et de cris apeurés. Les descriptions des limbes sont impressionnantes, peuplées de visages défigurés et tourmentés, d'ombres pressantes et plaintives. On a l'impression d'entrer dans les tableaux de Jérôme Bosch, mais il se dégage également une atmosphère fascinante et mystérieuse qui donne envie de poursuivre sa lecture, de franchir les obstacles pour retrouver l'enfant et le sauver de ce monde terrifiant.

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L'imaginaire romanesque de Laurent Gaudé rassemble tout ce que j'aime dans ce récit : une écriture poétique d'une incroyable justesse qui trouve un parfait équilibre entre réalité et imaginaire, regrets et vengeance, amour et deuil, lumière et ténèbres, douceur et force.

Entre récit épique, voyage initiatique, conte fantastique et univers mythologique, la voix de l'auteur combine passé et présent, y insérant une dose de réalisme magique.
Il nous livre un roman aussi envoûtant qu'émouvant, aussi profond que captivant. Les mots de l'auteur, entre amour et douleur, remords et rédemption, silence et colère, désir de se faire justice et rédemption, mettent les émotions à vif.

« Chaque mort, en disparaissant, emmène avec lui un peu des vivants qui l'entourent."

J'aime la puissance évocatrice de Laurent Gaudé : ses mots sont comme un torrent tumultueux et puissant qui dévale les pentes d'une montagne. Ils bondissent, se fracassent contre les rochers, se jettent à l'assaut des rapides.

Mais s'il s'agit d'une histoire sur la perte et le deuil, il s'agit aussi d'une magnifique histoire d'amour.
Cet amour maternel est si douloureux qu'elle choisit le silence des souvenirs.
Cet amour paternel est si beau, si puissant qu'il transcende tous les obstacles.
Et le récit, peuplé d'ombres et d'une tristesse infinie au départ, se paillette alors de petits éclats de lumière au fil du récit. Les mots empruntent des sentiers plus calmes, et même si la douleur est toujours présente, le récit est porteur de vie, d'espoir et d'apaisement.

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Laurent Gaudé a créé de très beaux personnages, en particulier Pippo et ses parents. J'ai eu une affection particulière pour ce père remarquablement dépeint, sa douleur qui ne l'éteint pas, mais au contraire le magnifie.

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Pour conclure, « La porte des enfers » nous plonge dans un univers troublant, fort en émotions.
C'est une oeuvre d'une beauté ténébreuse qui nous renvoie à l'inéluctabilité de la mort, nous rappelle la fragilité de la vie et l'importance de vivre chaque instant pour ne rien regretter.
C'est une lecture immersive, éprouvante, fascinante, inattendue mais l'écriture de Laurent Gaudé a su la rendre intense et émouvante.
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