Je réaménageais mon passé, il cachait des réponses, je cherchais des
appuis pour un corps en déséquilibre, je parlais des stratégies à adopter dans
cet espace inconnu qu’était devenue ma vie. Je sentais que c’était possible
de vivre la perte autrement, mais je ne savais pas comment.
Je retrouve dans mon cahier les lignes qui commencent droites, mais ensuite changent de direction, tournent, se cassent. Pourquoi ai-je décidé que les lignes permettaient de comprendre ou donnaient un appui ? Pourquoi mon chemin devait-il être aligné ou logique si je le voulais juste joyeux ?
Je ne lui parle pas du soir de décembre 2010 où sur les murs des bâtiments de la place Nezalezhnosti j'ai vu les ombres des policiers courir, j'ai eu peur. Je ne parle pas des personnes disparues, arrêtées après la manifestation qui a suivi l'élection présidentielle. Je suis partie en France trois ans plus tard, mais c'est ce soir-là que j'ai vu que tout allait s'effondrer.
Je lui parle plutôt du passage des saisons dans mon pays, de mes cils couverts de givre ce même hiver où j'ai eu peur et du goût de la neige quand elle fondait dans la bouche, j'en ai mangé quantité étant enfant.
Le vide creusé en moi par ma ville ne m'inquiète plus, je l'ai remplacé par la forêt : je recueille des aiguilles de pin dans ma paume.
(p.52-53)